« Nos peuples ne doivent pas être les victimes collatérales des crispations diplomatiques » entre les deux pays, affirment Chems-eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, et Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger élevé au rang de cardinal.
Face à la grave crise qui obscurcit les relations entre la France et l’Algérie, nous, recteur de la Grande Mosquée de Paris et archevêque d’Alger, ressentons le besoin de dire haut et fort, en notre nom propre et dans l’humilité de nos responsabilités, ce qui nous unit : nous sommes des frères.
Cette fraternité n’est pas une formule, mais une expérience. Elle naît de nos histoires personnelles et collectives, de nos appartenances religieuses et culturelles, de nos fidélités à deux peuples et à deux patries. Elle nous a conduits, chacun par un chemin singulier, à porter la voix d’une communauté de foi et à la faire dialoguer avec l’ensemble de la société.
Frères dans la foi et la différence
Nous sommes frères en tant que responsables religieux. Nos communautés, très différentes en nombre, partagent une même condition : vivre en situation de minorité dans des sociétés marquées par d’autres traditions. Loin d’être une fragilité, cette situation nous apprend la vigilance et la fécondité de la rencontre. Nous affirmons que la différence est une chance. Etre citoyen à part entière n’implique pas de se dépouiller de sa
foi, mais de la vivre dans un esprit de responsabilité et de respect.
Frères dans la double appartenance
Nous sommes aussi frères parce que nous nous reconnaissons dans cette condition particulière : être franco-algériens. Non pas au sens administratif, mais dans la chair de nos vies. Nous ne sommes ni moins français ni moins algériens, mais pleinement les deux.
A l’image de saint Augustin, Africain enraciné dans l’Algérie antique et universel par sa pensée, nous voulons montrer que l’identité n’est pas un bloc fermé, mais une réalité vivante, toujours en relation. C’est pourquoi nous refusons d’être considérés comme des étrangers dans l’un ou l’autre pays. Nous exerçons nos responsabilités dans des terres qui ne sont pas celles de nos origines, mais que nous aimons d’un amour véritable.
Frères en humanité
Au-delà de nos traditions, nous sommes frères en humanité. Cette fraternité ne dépend pas de nos titres, mais de notre condition d’être créés par un Dieu unique. L’émir Abd El-Kader en demeure un témoin lumineux. Chef militaire et mystique, il fut aussi protecteur des prisonniers, rappelant que la foi est authentique lorsqu’elle se traduit en hospitalité et en dignité pour l’autre.
Etre frères en humanité signifie refuser toute frontière qui enferme la fraternité dans l’ethnie, la religion ou la nation. Cela signifie choisir de la vivre comme une vocation universelle, fragile et exigeante
Frères dans le droit
Il se trouve enfin que nous sommes confrères : nous avons tous deux porté la robe d’avocat. Dans le silence des prétoires, nous avons appris que la justice exige que chacun soit entendu, que les discriminations soient gommées pour que seule la dignité humaine demeure. Cette robe fut pour nous une école de vérité. Elle nous rappelle aujourd’hui qu’il faut défendre la justice entre nos deux peuples avec la même intransigeance que devant le juge.
Un passé qui appelle des paroles de vérité
Nous ne pouvons que constater que la dégradation actuelle des relations entre la France et l’Algérie plonge ses racines dans un passé douloureux, lesté de blessures qui n’ont pas été dites avec la vérité nécessaire. Des paroles de réconciliation ont manqué. Elles auraient permis d’ouvrir un avenir apaisé. Elles sont encore possibles.
La tentation est grande d’instrumentaliser la mémoire pour en faire un champ de bataille. Mais comme le rappelait le président sud-africain Nelson Mandela [1918-2013] : « La réconciliation ne signifie pas oublier, mais ne pas en être prisonnier. » Nous croyons que la vérité historique, lorsqu’elle est assumée sans humiliation, est un chemin vers l’avenir et non un retour en arrière.
Un appel à la paix et à la fraternité
Ensemble, nous appelons à ne pas ajouter de la tension à la tension. Nos peuples ne doivent pas être les victimes collatérales des crispations diplomatiques. Ni les citoyens algériens en France, ni les Français en Algérie, ni les musulmans, ni les chrétiens ne doivent porter les stigmates d’une rivalité d’Etat à Etat.
Nous affirmons que notre avenir compte plus que notre passé. Etre porteurs de paix n’est pas une option pieuse : c’est une responsabilité politique, spirituelle et humaine. Comme l’affirmait l’écrivain André Malraux [1901-1976], « le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Nous voulons ajouter : il sera fraternel ou ne sera pas.
Seule la fraternité, enracinée dans nos traditions religieuses et inscrite dans la devise laïque de la République française, pourra dessiner un avenir solide. Une fraternité qui se refuse aux stigmatisations, qui s’offre à tous indistinctement. Une fraternité qui fait de la diversité non une menace, mais une chance.
C’est ce pari que nous choisissons de porter, non comme un idéal abstrait, mais comme une tâche quotidienne, une discipline de la parole, un engagement au service des peuples. Nous savons qu’il y faudra patience et courage. Mais nous croyons que c’est là le seul chemin digne de nos deux pays.
Chems-eddine Hafiz, Franco-Algérien, avocat honoraire, est recteur de la Grande Mosquée de Paris depuis janvier 2020 ;
Jean-Paul Vesco, Franco-Algérien, créé cardinal par le pape François en décembre 2024, est archevêque d’Alger, après avoir été archevêque d’Oran en Algérie
In Le Monde