mardi 25 novembre 2025
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DISPARITION Mort de Jimmy Cliff : la longue histoire d’amour de la star du reggae avec l’Afrique

Monument de la musique jamaïcaine depuis plus d’un demi-siècle, le chanteur Jimmy Cliff est mort le 24 novembre à l’âge de 81 ans. S’il a fait danser la planète et traversé les générations avec « Reggae Night » ou « Hakuna Matata », il a joué en Afrique un rôle à la fois pionnier et dans la durée pour y faire connaitre le genre musical qu’il avait embrassé, soulignant sa dimension socio-politique. Tout au long de sa carrière, cet artiste voyageur a développé des relations aussi solides que profondes avec le continent. 

Tout avait bien commencé : la première fois qu’il a posé le pied en Afrique fin 1974, Jimmy Cliff a reçu un accueil auquel il ne s’attendait pas. Dès l’aéroport, racontait-il, une foule s’était déplacée pour saluer son arrivée au Nigeria. D’un point de vue historique, l’auteur de « Many Rivers to Cross » est le premier reggaeman à se produire sur le continent si cher au mouvement rasta. Plusieurs concerts ont lieu à travers le pays. À Lagos, au stade Surulere, la star nationale Fela y assiste.

Le roi de l’afrobeat invite le Jamaïcain à passer la soirée dans son quartier général, la République de Kalakuta. Mais le séjour nigérian prend tout à coup une autre tournure. « Une haute cour de Lagos a ordonné l’arrestation de Jimmy Cliff, un artiste jamaïcain renommé », lit-on dans le quotidien ghanéen Daily Graphic du 12 décembre. En cause, une histoire de rivalités entre promoteurs locaux et de contrat non respecté. Libéré après trois nuits en détention, le chanteur a relaté cet épisode mis en musique dans la foulée en studio sur la chanson « The News ». S’il en a conservé un souvenir doux-amer, jamais cela n’a affecté la représentation de ce continent qu’il présentait comme la terre de ses ancêtres.

Premier 45 tours en 1962 

Né le 30 juillet 1944 dans la colonie britannique de Jamaïque au sein d’une famille modeste qui comptait déjà sept enfants, élevé dans un village rural par son père et sa grand-mère, James Chambers – à l’état civil – est envoyé à Kingston, la capitale, alors qu’il n’a qu’une dizaine d’années. Le jeune garçon, qui ne se contentait pas seulement de chanter à l’église, mais dès qu’il en avait l’occasion, découvre d’autres styles musicaux à la radio.

Sur son île tout juste indépendante, l’époque est au ska (qui engendrera le rocksteady puis le reggae), à l’image de son premier 45 tours en 1962 produit par un vendeur de glaces sino-jamaïcain qu’il a convaincu de se lancer dans l’industrie musicale et auquel il recommande un autre chanteur en herbe croisé dans les rues afin qu’il l’enregistre : Bob Marley !

Alors qu’il avait cherché à percer en Europe avec un registre soul dès le milieu des années 60, Jimmy Cliff obtient son premier succès international au Brésil en 1968 tandis que sa chanson « Vietnam » séduit le public opposé à la guerre menée par États-Unis. Il se fait aussi connaitre sur les écrans en jouant le personnage principal du film devenu culte The Harder They Come (1972), dont il a signé une partie de la bande originale.

Tombé sous le charme de l’Afrique malgré les déboires de son séjour initial, il y devient rapidement le principal ambassadeur du reggae. Peu de temps après avoir embauché la choriste sud-Africaine Aura Lewis (que l’on entendra une décennie plus tard avec Maxime Le Forestier sur « Ambalaba »), il effectue en 1977 une tournée qui passe par le Sénégal, la Gambie, la Sierra Leone… Une partie des musiciens est recrutée sur place : parmi eux, le Malien Cheick Tidiane Seck, qui se souvient que Jimmy Cliff se faisait alors appeler Naïm Bachir. La conversion du chanteur à l’islam fait a posteriori figure d’étape sur un chemin spirituel complexe qui l’a amené à se pencher, sinon à embrasser différentes religions, prenant ses distances avec le mouvement Rastafari dont ses compatriotes reggaemen sont en général de fervents apôtres.

Une quête identitaire 

Sa popularité repose sur une forme d’équilibre artistique : d’un côté, un timbre et des qualités vocales remarquables comme sur sa reprise de « No Woman No Cry » de Bob Marley très appréciée en Afrique ; de l’autre, une attitude et une aptitude à évoquer des sujets socio-politiques ou célébrer le continent. L’esprit du reggae. Quitte à se heurter à la censure, à l’exemple de « Remake The World » dont les paroles (« Quelques-uns possèdent tout, quand trop de gens n’ont rien ») déplaisent au régime ségrégationniste de Pretoria. « La chanson a été interdite de diffusion sur la SABC [South African Broadcasting Corporation]) », écrit le Sunday Times de Johannesburg en septembre 1977.

Pourtant, Jimmy Cliff est autorisé à se produire en Afrique du Sud en 1980. Habillé en treillis militaire – allusion à l’Armée populaire de libération de la Namibie en conflit contre la tutelle sud-africaine ? –, il chante dans le township de Soweto devant près de 20 000 personnes. Et envoie un message clair sur son album suivant intitulé Give The People What They Want avec le morceau « Majority Rule » (la majorité gouverne).

Au cours de sa carrière, d’autres concerts marquants, très souvent devant des foules considérables, ont été organisés au Ghana, au Zaïre, en Zambie, à Madagascar, au Maroc, en Tunisie, en Algérie ou encore en Côte d’Ivoire lors du festival Abireggae en 2015. Dans sa quête identitaire, le Jamaïcain, propriétaire d’un terrain au Liberia, a également parcouru le continent du nord au sud et d’est en ouest à titre personnel.

Tous ces voyages ont eu un impact sur le plan artistique. Non seulement en termes d’inspiration (de Meeting in Afrika à l’album de 2022 Refugees sur la pochette duquel il campe un pharaon), mais aussi à travers ses relations avec des instrumentistes et chanteurs d’Afrique. Parmi eux, le percussionniste ghanéen Rebop Kwaku Baah présent à ses côtés lors de plusieurs tournées, le Camerounais Lapiro de M’Banga qui l’invite à partager le micro sur « No Make Erreur » en 1986. Un an plus tard, profitant de son séjour à Kinshasa où il était programmé au Palais du peuple, Jimmy Cliff enregistre sur les deux rives du Congo avec l’OK Jazz de Franco, l’Afrisa International de Tabu Ley Rochereau et Grand Zaiko Wawa, émanation de Zaiko Langa Langa emmenée par Manuaku Waku. « Shout For Freedom », le mini-album qui en résulte, illustre une indéniable attirance pour les musiques du continent.

À la tête d’une vaste discographie qui totalise une quarantaine d’albums, la star jamaïcaine, récompensée par quatre Grammy Awards et entrée au prestigieux Rock & Roll Hall of Fame en 2010 a inspiré de nombreux artistes, comme le Sud-Africain Lucky Dube, devenu à son tour un reggaeman de référence.

Ses tubes ont été repris des dizaines de fois, dont certains dès les années 70 par des groupes africains tels que les Capverdiens Tulipa Negra et Voz Di Cabo Verde ou la Sud-Africaine Margaret Singana. Avec « Hakuna Matata », succès planétaire composé par Elton John et interprété en 1994 pour la bande originale du film d’animation Le Roi Lion, sa voix est devenue indissociable de l’Afrique.

B. L.