mercredi 18 juin 2025
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ESSAIS NUCLEAIRES EN POLYNESIE : L’OPERATION A 90 000 EUROS DU CEA POUR DISCREDITER L’ENQUETE DE DISCLOSE

Le Commissariat à l’énergie atomique a orchestré une campagne de propagande visant à discréditer les révélations de « Toxique », l’enquête de Disclose sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française. L’opération, financée à hauteur de 90 000 euros par l’organisme public, atteint son apogée fin 2022 avec l’impression et la distribution à la population polynésienne d’un ouvrage approximatif sur le sujet, révèle Disclose, en partenariat avec Le Monde et le Guardian.

Sur le bureau de Didier Le Gac, trône un exemplaire corné et rempli de post-its de Toxique, le livre-enquête de Disclose. «Toxique est un peu devenu notre livre de chevet», lance-t-il. Ce mardi 13 mai, le député du Finistère (Ensemble pour la République) et président de la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires en Polynésie française reçoit ses auteurs pour la seconde fois. Au cœur de l’audition : nos révélations sur les conséquences des essais nucléaires français réalisés entre 1966 et 1996 dans les atolls de Moruroa et Fangataufa, à environ 15 000 kilomètres de Paris.

Didier Le Gac et ses collègues veulent en savoir plus sur la méthodologie de l’enquête et ses conclusions. À savoir, que l’État français a sous-estimé la contamination des populations civiles lors des six essais nucléaires les plus polluants. L’enquête parlementaire touche désormais à sa fin : après six mois de travail et une quarantaine d’auditions, les députés doivent publier leur rapport d’ici au mois de juin. Peu commenté dans le débat public, le dossier n’en est pas moins sensible : il touche à la question de la reconnaissance par l’État français de la contamination de la population polynésienne et l’indemnisation des personnes ayant potentiellement contracté des cancers à la suite des retombées radioactives. Depuis 2010, et l’adoption de la loi Morin, qui prévoit l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, plus de 80 millions d’euros ont été versés aux témoins du dessein atomique de la France. En 2023, sur 2 846 dossiers déposés devant le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), moins de la moitié avait été jugée recevable.

L’enjeu est tel que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le maître d’œuvre du nucléaire français, a orchestré une importante campagne d’influence visant à discréditer les conclusions de Toxique auprès du monde scientifique et, surtout, de la population polynésienne. Cette opération a atteint son paroxysme fin 2022 lorsque l’organisme public, dont plus de la moitié du budget est assuré par l’État, a financé la rédaction, la promotion et la distribution dans les archipels d’un livre martelant le récit officiel, à grand renfort d’approximations.

Pour cette mission de communication qui a mobilisé plusieurs responsables ainsi que le haut-commissariat — l’équivalent du préfet en Polynésie française —, le CEA a dépensé près de 90 000 euros, révèle Disclose, en partenariat avec Le Monde et le Guardian. La somme est loin d’être anecdotique, à l’heure où le CEA ne serait même pas en capacité de « traiter correctement [son] système d’archive », faute de « ressources humaines », dixit le ministre Sébastien Lecornu, en avril dernier, lors de son passage devant la commission d’enquête parlementaire. En quatre ans, l’instance n’a en effet déclassifié que 380 documents, contre près de 173 000 pour le ministère des armées.

Effet d’une bombe

Retour le 8 mars 2021. Ce jour-là, les habitants de Polynésie française découvrent sur le site de Disclose et la Une de La Dépêche de Tahiti nos révélations sur l’ampleur des retombées radioactives ayant frappé l’intégralité de leur territoire, un confetti d’îles et d’atolls étendu comme l’Europe. Grâce à des calculs inédits réalisés par le laboratoire de Princeton et modélisés par l’ONG anglaise Interprt, ils visualisent, heure après heure, la contamination causée par l’essai Centaure de juillet 1974. À la suite de cette explosion nucléaire ratée, un nuage radioactif a en effet frappé Tahiti de plein fouet et potentiellement contaminé 110 000 personnes.

Elles ont toutes pu recevoir une dose de radioactivité supérieure à 1 millisievert (mSv), d’après des estimations inédites de Disclose et son partenaire du programme Science and Global Security (SGS), de l’université de Princeton. Soit le seuil minimum pour demander l’indemnisation de la France dans le cas où elles seraient atteintes par l’un des 23 cancers reconnus par la loi. Une conclusion toujours contestée par le Commissariat à l’énergie atomique, mais confirmée par l’Autorité de sûreté du nucléaire et de la radioprotection (ASNR) devant la commission d’enquête parlementaire. « Le CEA navait pas, à l’époque, précisé les incertitudes associées à ces calculs. Par conséquent, ces résultats ont été utilisés pour discriminer les personnes sans prendre en compte les marges d’erreur», assure Philippe Renaud, chercheur à l’ASNR et l’un des auteurs du rapport, lors de son audition le 19 février 2025.

Les doses que les populations civiles, exposées à l’essai Centaure, ont reçues, sont « de lordre d1 mSv», confirme Monsieur Renaud, sans qu’il soit possible de distinguer ceux qui ont reçu « un peu plus » ou « un peu moins ». En clair, l’indemnisation ne pourrait donc leur être refusée sur ce critère.

Deux mois après la publication de l’enquête, Sébastien Lecornu, le ministre des outre-mer de l’époque, se rend en Polynésie française. Interrogé sur Toxique par les médias polynésiens, le ministre assure qu’il n’a « pas peur de la vérité» et souhaite réformer un système d’indemnisation qu’il juge « trop rigide, trop technocratique, peu adapté». Dans la foulée, une table-ronde sur le nucléaire est organisée à Paris sous l’égide de l’ex-premier ministre Édouard Philippe. Experts militaires, atomiciens, historiens et associations de victimes se rencontrent pour faire la lumière sur cette histoire tourmentée. Cerise sur le gâteau : Emmanuel Macron se rend en Polynésie, le 26 juillet 2021. Pour la première fois, le chef de l’État reconnaît la « dette » de la France à l’égard de ce territoire sacrifié. Il profite de l’occasion pour annoncer une série de mesures fortes : financement pour la recherche sur le cancer, création d’un centre de mémoire, facilitation des mesures d’indemnisation, mais aussi la déclassification de documents sur les essais nucléaires.

Opération d’influence

Mais, en parallèle de la communication politique, une opération d’influence beaucoup plus discrète est mise sur pied. Un lobbying piloté par le maître d’œuvre de la bombe nucléaire française : le Commissariat à l’énergie atomique. Le premier acte débute au courant du mois de mars 2021 : le CEA affirme que notre enquête n’apporte pas de « modifications significatives » sur la contamination de la population. De son côté, Vincenzo Salvetti, le patron de la division des applications militaires (DAM) de l’institution, dénonce à la sortie de la table-ronde sur le nucléaire, une « certaine légèreté des auteurs de Toxique », qui seraient « mal intentionnés», et chercheraient à « jeter un doute sur la vérité scientifique détenue par de vrais experts du domaine». Des arguments repris par François Bugaut, actuel directeur de sûreté nucléaire pour les activités de défense (DSND), qui précise : « Cest pour ça quil y aura un autre ouvrage, simple, accessible à tous, qui sera publié au printemps prochain».

Le livre est finalement publié en décembre 2022 et tiré à 5 000 exemplaires. Intitulé Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?, l’ouvrage imprimé sur papier glacé fait la chronique de tirs nucléaires maîtrisés, avec un impact réduit sur la santé des populations. Les auteurs y vantent un effort « sans précédent » pour faire œuvre « de transparence » sur le sujet. « Le livre du CEA répond à une demande de l’État […] Il avait pour objectif de fournir des éléments de compréhension tout particulièrement aux Polynésiens », précise son service de communication à Disclose et ses partenaires.

Près de 12 000 euros au Hilton

Le 26 novembre 2022, quatre membres du CEA s’envolent pour Papeete. Mission : assurer la promotion de l’histoire officielle. Parmi eux se trouvent Dominique Mongin, l’historien officiel du service qui a coordonné l’écriture de l’ouvrage, et Vincenzo Salvetti, le directeur de la DAM. Des palettes de livres sont expédiées au même moment depuis l’aéroport d’Orly et le port du Havre. « Ladministrateur, quand il ira rendre visite dans les Tuamotu-Gambiers [un des archipels les plus touchés par les retombées radioactives des essais nucléaires, NDLR] aura ces livres avec lui pour les distribuer », annonce fièrement Éric Spitz, le représentant de l’État dans la région.

D’après des factures obtenus par Disclose, Le Monde et le Guardian, l’opération destinée à convaincre les habitants des atolls a coûté la bagatelle de 89 623 euros au CEA. Dans le détail, l’institution a déboursé 31 971 euros pour des billets d’avion en classe affaires et près de 11 833 euros d’hôtel pour un séjour de huit jours. Mais pas dans n’importe quelle maison : Vincenzo Salvetti, Dominique Mongin et leurs collègues ont séjourné au Hilton de Papeete, un palace quatre étoiles disposant de deux piscines, dont l’une à débordement qui donne directement sur le lagon. Ils logent dans des « chambres vue océan», indique la facture réglée par le Commissariat. Les plus de 40 000 euros restants ont servi à couvrir les frais d’impression (20 326 euros), la conception (9 846 euros) et l’acheminement des livres par avion et par cargo (10 811 euros).

L’opération a-t-elle atteint son but ? Notamment celui que l’ouvrage soit « utilisé dans les écoles», comme l’espérait il y a trois ans Vincenzo Salvetti, de la division des applications militaires du CEA ? Contacté par Disclose et ses partenaires, le haut-commissariat affirme qu’« un millier dexemplaires ont été distribués sur lensemble du territoire depuis 2022», notamment à des associations, des communes et des services de l’État. D’après nos informations, plusieurs administrations invitées à assurer sa distribution aux quatre coins des îles n’ont pas joué le jeu. « Un carton entier [de livres] prend la poussière au rectorat », rapporte un aspirant professeur de lycée joint par téléphone. De son côté, Yolande Vernaudon, qui officie à la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) souligne que l’ouvrage officiel « est présenté dans notre catalogue au même titre que dautres livres». À commencer par le livre-enquête Toxique.

Pendant ce temps, les cancers de la thyroïde, du sein et du poumon, ainsi que les leucémies et les lymphomes liés aux radiations se multiplient dans les îles. Jusqu’à 2 000 militaires envoyés sur place à l’époque pourraient aussi avoir été exposés à des radiations suffisantes pour provoquer des cancers.

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