vendredi 19 avril 2024
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Demonstrators protest inside the President's House, after President Gotabaya Rajapaksa fled, amid the country's economic crisis, in Colombo, Sri Lanka, July 9, 2022. REUTERS/Dinuka Liyanawatte TPX IMAGES OF THE DAY

Au Sri Lanka, « la présidence est finie »

Sous la pression de la rue, le président, Gotabaya Rajapaksa, et son premier ministre ont pris la fuite

Après une nouvelle nuit d’occupation du palais présidentiel dans le calme par la population, malgré des rumeurs d’intervention de l’armée, les Sri Lankais retenaient toujours leur souffle, lundi 11 juillet. Leur pays, où les pénuries rendent la vie impossible, a basculé dans l’inconnu, samedi, lorsque les manifestants ont pris d’assaut les symboles du pouvoir, à Colombo, capitale historique du pays. Cependant, si le président, Gotabaya Rajapaksa, désormais en fuite, a annoncé dans la foulée qu’il quitterait le pouvoir quatre jours plus tard, et que le premier ministre, Ranil Wickremesinga, a proposé d’en faire de même, aucun des deux hommes n’a encore officiellement démissionné. M. Rajapaksa s’est réfugié dans un lieu tenu secret, après avoir été forcé de fuir sa résidence de Colombo, la capitale, envahie par la foule, samedi. Depuis, l’homme fort du Sri Lanka n’a pas pris la parole et a annoncé son intention de quitter le pouvoir par la voix du président du Parlement, Mahinda Yapa Abeywardena, puis du bureau du premier ministre, lundi.

Spectacle potache et dramatique

Après plus de trois mois de contestation, la nouvelle de ces démissions a déjà un parfum de victoire, malgré les doutes qui demeurent. « Je suis très fière de ce que le peuple sri-­lankais a accompli, nous sommes en train de renverser le gouvernement, mais l’heure n’est pas encore aux célébrations », prévient Hiranya Cooray, une trentenaire de Colombo, jointe par téléphone. En raison des pénuries de carburant qui frappent l’île, elle a parcouru 10 kilomètres à pied pour participer à la manifestation organisée samedi dans la capitale. Le Sri Lanka traverse une crise économique et financière sans précédent, imputée au clan Rajapaksa, qui domine la vie politique depuis près de deux décennies. Poussés à bout par des mois de privations, samedi, des dizaines de milliers de Sri­ Lankais ont afflué à Colombo, pour participer à une journée de mobilisation décisive. Ils sont arrivés en bus, en train, à bicyclette ou encore à pied, déterminés à se rendre dans la capitale pour demander, comme ils le font depuis la fin du mois de mars, la démission du président, Gotabaya Rajapaksa. A la mi-­journée, les manifestants ont forcé les barricades de police et fait irruption dans le palais, puis dans le bureau du président et dans la résidence officielle du premier ministre. Le chef de l’Etat a dû prendre la fuite et a été placé dans un lieu sûr, sous protection de l’armée. Son frère Mahinda Rajapaksa avait subi un sort similaire au mois de mai, après avoir démissionné de ses fonctions de premier ministre. Lorsqu’il a été élu, en novembre 2019, Gotabaya Rajapaksa a verrouillé le pouvoir, en installant son clan aux commandes du pays. Il est le seul à être encore en poste. A Colombo, au long de l’après-midi de samedi, des citoyens ordinaires ont donné à voir un spectacle inédit, à la fois potache et dramatique. Déambulant, avec curiosité, l’air amusé, dans le vaste palais présidentiel, piquant des têtes dans sa piscine, se prenant en photo sur un lit à baldaquin. Sur l’une des nombreuses vidéos qui circulent, un jeune homme déplie un caleçon et dit, hilare : « C’est la chambre de Gotabaya, voici les sous-­vêtements qu’il a laissés. » Dans les cuisines du palais, les Sri ­Lankais, qui subissent depuis des mois la sévérité des pénuries, se sont mis à préparer à manger. « Nous manquons de nourriture, et le gouvernement n’a pas trouvé mieux que de nous demander de faire pousser nos propres légumes, alors que le président, lui, mangeait comme un roi durant tout ce temps », s’emporte Hiranya Cooray. L’Organisation des Nations unies estime que 80 % de la population saute des repas pour faire face au manque de denrées alimentaires et à la flambée des prix. Dimanche, la foule continuait de flâner dans les bâtiments, jouant sur le piano à queue du président ou pique­niquant dans les jardins. Nombre de citoyens continuaient, lundi, d’occuper la résidence et le secrétariat du président ainsi que le domicile du premier ministre, incendié samedi à la nuit tombée. Les plus téméraires assurent désormais qu’ils resteront jusqu’à la démission officielle des deux hommes.

Spirale de la crise

« Samedi marque le point culminant de longues manifestations, explique Nishan de Mel, directeur du groupe de réflexion Verité Research à Colombo. Symboliquement, la prise de la résidence de Gotabaya Rajapaksa peut être comparée à celle de la Bastille, c’est le signe que la présidence est finie. » Selon l’analyste, le président risque néanmoins de s’accrocher au pouvoir. Une crainte partagée par de nombreux Sri­ Lankais. « Nous ne croyons en aucune des promesses faites par le président ou le premier ministre. Les Rajapaksa et Ranil sont de vieux renards », juge Nuzly Hameen, un jeune militant de 28 ans, qui participe au mouvement de protestation. « Pourquoi attendre le 13 juillet pour démissionner ? », s’interroge Yohan Perera, un consultant en ressources humaines, qui a, lui aussi, défilé dans les rues de la capitale samedi. « Je pense qu’ils essaient de gagner du temps », avance-­t-­il.

« Je ne vois pas de sortie de crise si le président et le premier ministre ne démissionnent pas », prévient Vijitha Herath, un parlementaire du National People’s Power (NPP), un parti d’opposition qui a été en première ligne des manifestations anti­-Rajapaksa. « Le président Rajapaksa doit honorer son engagement et démissionner si l’on veut résoudre la crise politique qui empêche tout progrès dans la résolution de la crise économique », affirme-­t-­il. Depuis des mois, le Sri Lanka s’enfonce dans la spirale de la crise. Les attentats de Pâques en 2019 (au moins 156 personnes tuées, notamment dans des églises et dans des hôtels de luxe) et la pandémie de Covid­19 ont frappé de plein fouet l’industrie du tourisme, privant le pays d’une importante source de devises étrangères. Le naufrage a été précipité par une série de décisions politiques calamiteuses. En décembre 2019, le gouvernement a procédé à une forte baisse des impôts (perte d’un tiers des contribuables), privant l’Etat de rentrées d’argent considérables. En avril 2021, sous le couvert d’une transition vers une agriculture 100 % biologique, il a brutalement interdit l’importation d’intrants chimiques, entraînant des baisses de rendement catastrophiques. Mais les racines de la crise remontent à la présidence de Mahinda Rajapaksa, de 2005 à 2015. Le frère aîné du président avait notamment contracté des emprunts auprès de la Chine pour financer des projets d’infrastructures jugés inutiles, contribuant à l’endettement du pays. Incapable de rembourser sa dette extérieure, le gouvernement s’est déclaré en défaut de paiement au mois d’avril 2022 pour se focaliser sur l’importation de biens essentiels. Mais le pays a continué de sombrer. Au mois de juin, l’inflation du prix des denrées alimentaires a dépassé les 80 % en glissement annuel. Le pays négocie un plan de sauvetage avec le Fonds monétaire international (FMI). Or, s’il veut conclure un accord avec les institutions financières internationales, le Sri Lanka, en faillite, doit soumettre un plan de viabilité de sa dette avant le mois d’août. Le premier ministre, Ranil Wickremesinga, nommé le 12 mai, et qui participait aux négociations avec l’institution financière, avait jugé, début juillet, que le pays n’était pas près de sortir de la crise. Le FMI, qui a dit suivre la situation actuelle de près, a fait savoir dans un communiqué qu’il prévoyait de poursuivre les discussions techniques avec le ministère des finances et la banque centrale. « Quel que soit le gouvernement en place, le Sri Lanka se trouve en position de faiblesse absolue pour négocier un accord avec le FMI », se désole d’avance Jayadeva Uyangoda, un politologue sri ­lankais. Dans l’immédiat, il faut que le pays retrouve des dirigeants. Les partis politiques sri ­lankais, réunis samedi par le président du Parlement, Mahinda Yapa Abeywardena, ont accepté que ce dernier assure l’intérim de la présidence, comme le veut la Constitution, en cas de démission du président et du premier ministre. Après quoi, le Parlement devra élire un président parmi ses membres sous les trente jours. Le nouveau premier ministre devra aussi être choisi parmi les députés. Ranil Wickremesinga, l’actuel premier ministre, a promis qu’il ne démissionnera qu’une fois un nouveau gouvernement en place. Dès dimanche, des partis d’opposition sri ­lankais se sont réunis, chacun de leur côté, en vue de discuter des modalités d’un gouvernement intérimaire d’union nationale. Une nouvelle réunion de l’ensemble des partis politiques sri­lankais se tiendra, lundi 11 juillet. Le parti des Rajapaksa, le Sri Lanka Podujana Peramuna, détenant toujours une majorité parlementaire, la tâche ne sera pas simple pour l’opposition et elle devra composer avec des députés issus des rangs du gouvernement. « La plus grande menace pour la stabilité du Sri Lanka est que le parti du président refuse de s’incliner en faveur de l’opposition et affirme sa majorité parlementaire pour mettre en place un mandataire de l’actuel président afin que rien ne change », met en garde Nishan de Mel.

Caisses vides

« L’opposition sri­-lankaise est extrêmement divisée et va essayer de former une large coalition, mais dans quelle mesure pourra-­t-­elle se mettre d’accord sur le choix d’un premier ministre ou d’un président ? », s’inquiète M. Uyangoda. Par ailleurs, le nouveau président et le nouveau premier ministre hériteront d’une économie en plein effondrement, sans solution miracle. De quoi décourager les candidats potentiels. Mais la crise de confiance des Sri-­Lankais vis­-à­-vis de la classe politique est profonde. « Il faudra organiser de nouvelles élections législatives afin que le Parlement reflète l’opinion de la société et que le nouveau gouvernement ait le soutien de la population pour mettre en œuvre les réformes du FMI », fait remarquer Jayadeva Uyangoda, avant de soulever la question du financement d’éventuelles élections dans un pays dont les caisses sont vides. Mais tout dépend encore de la démission effective du président et du premier ministre. « Trois jours en période de crise, c’est une éternité, et tout peut arriver », conclut sombrement Jayadeva Uyangoda, en référence au 13 juillet, date de la démission annoncée du président Gotabaya Rajapaksa.

Carole Dieterich in Le Monde