vendredi 29 mars 2024
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Document/Le grand entretien avec l’émir du Qatar pour le magazine Le Point

C’est sa première interview en Europe. Le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani se confie longuement au Point, avant une Coupe du monde de football qui place un peu plus son pays sous les projecteurs.

Comment prend-on rendez-vous avec l’émir du Qatar ? En apprenant la patience, d’abord. Ce pays où l’on vante volontiers les vertus du temps long n’est pas celui de l’homme pressé. Cinq ans après les premiers contacts, nous voici à Doha. Après deux jours de rencontres avec ministres et officiels vient le moment de voir l’émir lui-même, en «off » dans un premier temps (l’entretien proprement dit aura lieu dans son bureau le lendemain). Rendez-vous est donné dans un petit café plutôt branché de Doha, où l’on boit un nectar bio importé du Rwanda. Tamim ben Hamad Al Thani, 42 ans, arrive tout sourire : «Bonjour, comment allez-vous ? » Il parle un peu le français, héritage de quelques étés passés à Malmédy, en Belgique, dans son enfance. La suite de la conversation se fera en anglais. À la sortie du café sont prévues plusieurs visites en ville. Dans la rue, un convoi attend. On nous indique une voiture, on s’installe, tout le monde démarre et l’on commence machinalement à tripoter son téléphone.

Au bout d’une minute, on s’aperçoit avec stupeur que le chauffeur est… l’émir lui-même. L’air un peu idiot, on s’en sort en disant que la prochaine fois que l’on interviewera Emmanuel Macron, on lui demandera de nous faire la conduite aussi. L’émir rigole franchement. Il aime conduire, dit-il. Cela le détend. Cheikh Tamim fait donc office de guide, commentant l’architecture de la ville. Il désigne, à droite de la route, l’emplacement du Doha Club et de ses courts de tennis – « c’est là que j’ai connu Nasser al-Khelaïfi [le patron du PSG, NDLR] ». Il parle d’investissement, de géopolitique, mais aussi de lui-même, de sport – il joue tous les jours au padel – et de ses parents. On devise ainsi une demi-journée durant, tout en visitant le Musée national (le bâtiment est signé Jean Nouvel), un stade, puis la Bibliothèque nationale (dont l’architecte est Rem Koolhaas), y compris la partie consacrée aux femmes dans l’islam et le monde arabe. L’émir discute avec les passants, serre des mains, visiblement à l’aise. Autour de lui, les conseillers de l’amiri diwan, le cabinet, sont plus inquiets. Il faut dire que l’homme est discret, très discret, même, dans les médias. Il n’a donné que deux interviews formelles depuis qu’il a succédé à son père, en 2013 : la première à CNN, en 2014, la seconde à CBS, en 2017. Plus quelques citations accordées au New York Times. Il s’agit donc du premier véritable entretien accordé à la presse écrite, et de sa première prise de parole en Europe. La rareté de ce monarque dans les médias est à la mesure de la curiosité dont son pays est l’objet. On ne prête qu’aux riches, dit-on, et l’on prête beaucoup au Qatar, y compris une influence considérable. Le voit-on plus gros qu’il n’est ? Ou est-il une puissance montante ? Au cours de notre périple automobile dans Doha, l’émir confie un souvenir d’enfance qui l’a visiblement marqué : les images télévisées du Koweït sous un ciel noir, en 1991, alors que l’Irakien Saddam Hussein avait incendié les puits de pétrole. La peur de l’invasion est une constante au Qatar, pays doté de ressources considérables et entouré de voisins militairement plus puissants que lui. Condamné à s’entendre avec l’Iran, avec lequel il partage un énorme champ gazier offshore, il doit tenir en respect l’Arabie saoudite, qui, de 2017 à 2021, a organisé un blocus du pays, le menaçant directement. Aussi prospère que vulnérable, Doha cultive des liens tous azimuts, est considéré comme un « allié majeur » par Washington, achète des avions de chasse à la France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, investit beaucoup à l’étranger, joue les intermédiaires en diplomatie, y compris entre Washington et les talibans. La crise énergétique le place, plus encore qu’auparavant, au centre du jeu. Courtisé ces temps-ci en Occident – notamment pour le gaz –, il y est aussi souvent critiqué. On lui reproche des liaisons dangereuses avec des organisations islamistes – ce qu’il dément fermement –, les conditions de vie des travailleurs immigrés ou encore la climatisation dans les stades. Nous l’avons, bien sûr, interrogé sur ces sujets. Mais l’émir explique aussi sa vision du monde, de la mondialisation, de l’islam, des droits des femmes, du marché énergétique, de l’histoire de son pays et de la compétition que se livrent les modèles de gouvernance. Il raconte son éducation, son expérience et ses rencontres – de Lee Kuan Yew, le père fondateur de Singapour, à Emmanuel Macron. Un entretien document, pour se faire son idée sur un pays et un souverain entourés d’autant d’attention que de mystère. Et obtenir quelques clés sur les nouveaux équilibres mondiaux.

« Je ne veux pas que la mondialisation s’arrête, et je ne pense pas que ce sera le cas »

Le Point : Le Qatar est un petit pays au centre de beaucoup de sujets majeurs, l’énergie, la diplomatie, l’investissement et même, maintenant, le football… Comment évaluez-vous sa puissance et son rôle dans le monde ?

Tamim ben Hamad Al Thani : Nous sommes géographiquement un petit pays mais tout pays, grand ou petit, a un rôle à jouer en contribuant à ce qui se passe dans le monde. Notre politique étrangère au Qatar vise à rapprocher les différents points de vue, à apporter notre aide à toutes les parties qui en ont besoin, et à jouer un rôle de facilitateur, dans la région et ailleurs. Le monde a besoin de dialogue pour résoudre ses problèmes. Le meilleur exemple récent est ce que nous avons fait en Afghanistan, quand nos amis américains nous ont demandé de les aider pour établir des connexions avec les Afghans afin de trouver une solution pacifique à la guerre. Nous l’avons fait. Notre pays joue aussi un rôle important dans le domaine de l’énergie, car nous sommes un pays crédible dans ce domaine. Nous sommes fiers d’avoir toujours respecté les accords conclus, y compris dans le domaine du gaz, pendant les dernières décennies. Nous acheminons notre gaz à de nombreux clients dans le monde, de l’Argentine au Japon.

Le Qatar est aujourd’hui prospère mais a traversé des hauts et des bas dans son histoire… Quelles leçons en tirez-vous ? Que l’éducation est essentielle, surtout dans un pays qui jouit de ressources naturelles. Nous avons appris de notre histoire. Jusque dans les années 1930, le Qatar était un centre de la pêche à la perle et une plaque tournante de son commerce. Puis le Japon a développé la culture de la perle, et notre pays a été appauvri. Beaucoup de Qatariens ont dû aller travailler dans des pays voisins et nombre de ceux qui sont restés ont souffert de la faim. Au début des années 1940, nous avons découvert dans notre sol du pétrole, qui a commencé à être exploité et exporté après la Seconde Guerre mondiale. Là encore, la ressource n’était pas infinie. Lorsque nous avons découvert le gaz, dans les années 1970, sa valeur marchande était faible, car tout le monde recherchait du pétrole. Nous avons dû prendre des risques, investir lourdement dans des installations de liquéfaction, nous endetter. La leçon de tout cela est que les ressources ne sont pas éternelles. L’investissement, notamment via notre fonds souverain, peut aider, mais il n’est pas suffisant. Nous devons surtout investir dans nous-mêmes, dans le capital humain. Qu’on soit riche ou pauvre, l’éducation est la clé. Nous développons nos écoles et nos universités, nous avons invité des universités et des grandes écoles américaines et européennes à s’installer ici. Nous avons engagé la diversification de notre économie en identifiant neuf piliers comprenant notamment la technologie, la santé, la science, le tourisme, etc. Nous sommes confiants dans notre économie, qui est solide, et espérons être préparés à tous les scénarios dans l’avenir.

Puisque l’on parle des vicissitudes de l’Histoire… Le Qatar a été le témoin dans son histoire de l’ascension et de la chute de maints empires, romain, sassanide, omeyyade, abbasside, ottoman, portugais, britannique… Quels empires, de votre position, voyez-vous aujourd’hui s’élever ou chuter ? Tout le monde parle de l’Amérique et de la Chine, mais je ne pense pas que leur cas puisse être comparé à ceux des empires du passé. Notre ère est différente, la puissance s’apprécie désormais davantage en termes d’éducation, d’économie mais aussi de culture. L’Amérique est une superpuissance non seulement en termes militaires, mais aussi dans l’économie, l’innovation, la science… La Chine, avec son économie puissante et sa population nombreuse, est une puissance d’avenir en plein essor.

Craignez-vous une guerre froide entre l’Amérique et la Chine ? Nous ne souhaitons pas voir le monde polarisé entre deux superpuissances; ce serait très dangereux. Mais, honnêtement, je ne crois pas que ce soit le cas pour le moment, et j’espère que cela n’arrivera pas. Notre pays est un allié majeur de l’Amérique et de l’Occident en général, mais notre principal importateur de gaz naturel liquéfié est la Chine. Nous ne pouvons que constater qu’il y a de grandes divergences entre eux, mais nous espérons que les tensions pourront s’apaiser par les voies diplomatique et pacifique. Notre monde est déjà caractérisé par beaucoup de divisions et nous ne souhaitons pas en voir de nouvelles s’y ajouter.

Voyez-vous l’Union européenne comme un acteur pertinent dans le monde contemporain ? Oui, bien sûr! L’Union européenne est très importante. Notre pays a d’excellentes relations avec la plupart des pays européens, ce sont des alliés. Notre coopération avec eux est notamment commerciale, culturelle et militaire. Nous considérons l’Union européenne et ses États membres comme très importants pour la sécurité du monde.

L’Arabie saoudite a organisé un blocus contre le Qatar de 2017 à 2021. Depuis 1995, il y a eu deux tentatives de coup d’État, visant votre père, puis vous-même. Comment êtes-vous sorti de ces crises ? Écoutez, je ne souhaite pas parler du passé. Nous voulons nous tourner vers l’avenir. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase, les choses bougent dans le bon sens. Nous reconnaissons que, parfois, nous sommes en désaccord. Nous préparons l’avenir de cet ensemble de pays, le Conseil de coopération du Golfe [le CCG, qui regroupe les six monarchies de la Péninsule arabique, NDLR], qui est essentiel pour débloquer le potentiel des jeunes dans l’ensemble de la région. Que nous soyons unis et coopératifs est vital pour le reste du monde. Le CCG est en phase de guérison après un grand choc et de fortes turbulences, mais maintenant nous sommes sur la bonne voie.

Qu’est-ce qui est si irritant pour vos voisins ? Est-ce la voie suivie par votre pays ? Le modèle de succession ? Vos relations avec l’Iran ? En 2017, les Saoudiens vous avaient accusés de financer le terrorisme et l’organisation des Frères musulmans…  Honnêtement, comme je vous l’ai dit, je ne pense pas qu’il soit utile de parler du passé. Vous mentionnez l’Iran. Ce pays est très important pour nous. Nous avons une relation historique et, de surcroît, nous partageons avec lui notre principal champ gazier. Nous encourageons tous les États membres du CCG et l’Iran à se parler. Il y a bien sûr des divergences – tout le monde en a –, mais il faut s’asseoir autour d’une table et en parler, directement entre nous et les Iraniens, sans ingérence extérieure.

Parmi les critiques récurrentes dont votre pays est l’objet, il y a celle d’avoir des liens avec les Frères musulmans. Qu’en est-il ? De tels liens n’existent pas. Il n’y a pas, ici au Qatar, de membres actifs des Frères musulmans ou d’organisations leur appartenant. Nous sommes un pays ouvert; de nombreuses personnes avec des opinions et des idées diverses vont et viennent. Mais nous sommes un État, pas un parti. Nous traitons avec des États et leurs gouvernements légitimes, pas avec des organisations politiques.

Pourquoi votre pays joue-t-il un rôle d’intermédiaire entre les pays occidentaux et leurs adversaires, comme l’Iran ou encore les talibans, en Afghanistan ? Cela s’inscrit dans notre politique : rapprocher les parties qui ont des divergences. En ce qui concerne les talibans, nous l’avons fait à la demande de nos amis américains [sous l’administration de Barack Obama, NDLR]. Les négociations ont duré des années, avec des hauts et des bas. Ce qui s’est passé l’an dernier n’était pas prévu. Mais, dans l’ensemble, nous avons travaillé étroitement avec les Américains comme avec les Européens, y compris les Français. En ce qui concerne l’Iran, personne ne nous a sollicités officiellement. Mais nous parlons avec nos alliés américains et nous parlons avec les Iraniens, car l’Iran est notre voisin. Notre devoir et notre intérêt sont de tout faire pour rapprocher les parties et les engager à négocier un règlement pacifique. Nous ne nous imposons aucune limite dans le choix de nos interlocuteurs, pour autant qu’ils croient en la coexistence pacifique. Mais nous ne sommes pas disposés à discuter avec ceux qui s’y opposent. À l’évidence, nous n’acceptons pas de parler aux groupes terroristes et violents.

Comment voyez-vous le marché de l’énergie dans le contexte actuel ? Et dans quelle mesure le Qatar peut-il remplacer les livraisons de gaz de la Russie à l’Europe ? Depuis les années1980 et 1990, nous avons pris le risque d’investir dans le gaz. Nous savions que ce serait une énergie qui deviendrait très importante dans l’avenir. Et, il y a quelques années, nous avons recommencé en accroissant notre production de GNL, bien que la tendance mondiale fût alors à se débarrasser de ces énergies et de se concentrer sur celles qui étaient alors considérées comme «propres», comme le solaire et l’éolien. Pourtant, je peux vous dire que le GNL est également une énergie propre. Et le gaz est très important pour la période de transition à venir. La guerre en Europe complique énormément la situation, mais le problème préexistait. Quant à nous, nous fournissons notre énergie en grande partie à l’Asie mais aussi à l’Europe, par des accords de long terme et aussi sur le marché spot. Nous voulons aider l’Europe et nous allons lui fournir du gaz dans les années qui viennent. Mais il n’est pas vrai que nous puissions nous substituer au gaz russe. Celui-ci est essentiel pour le marché mondial.

Vous pensez donc que le gaz, en particulier le GNL, continuera à avoir un rôle clé dans le mix énergétique mondial… Bien sûr ! Il sera très important pour la période de transition et, à plus long terme, dans le mix énergétique. Et il est propre: par exemple, nous avons beaucoup investi dans les technologies qui permettent la réduction du torchage et la captation du carbone. Et puis n’oublions pas, nous parlons de nos problèmes, mais il y a 1 milliard d’habitants de la planète qui n’ont toujours pas accès à l’électricité. Vous pensez donc que le gaz, en particulier le GNL, continuera à avoir un rôle clé dans le mix énergétique mondial… Bien sûr! Il sera très important pour la période de transition et, à plus long terme, dans le mix énergétique. Et il est propre: par exemple, nous avons beaucoup investi dans les technologies qui permettent la réduction du torchage et la captation du carbone. Et puis n’oublions pas, nous parlons de nos problèmes, mais il y a 1 milliard d’habitants de la planète qui n’ont toujours pas accès à l’électricité.

Les Européens ont-ils eu raison de sanctionner l’énergie russe ? Il faut faire attention aux types de sanctions qui peuvent compliquer les choses pour le monde entier. Dans le cas présent, je ne peux pas juger si l’Europe a eu raison ou tort. Mais nous ne pouvons que constater les problèmes que le manque d’énergie crée en Europe actuellement. La chose la plus importante est que nous souffrons tous de la situation, que ce soit sur le plan énergétique ou sur le plan alimentaire. C’est pourquoi il faut mettre un terme à cette guerre en Ukraine. Nous devons trouver une solution.

Emmanuel Macron a été critiqué en Occident pour sa volonté de parler aux deux parties, notamment à Vladimir Poutine. Avait-il raison ? Nous parlons souvent avec le président Macron et je connais son intention de mettre un terme à cette guerre. Il faut que quelqu’un parle aux deux parties pour essayer de les rapprocher. Nous devons encourager de tels pourparlers. Le président Macron a raison de le faire. Et la Turquie, elle aussi, essaie de rapprocher les deux pays.

Craignez-vous que l’essor des populismes et la crise économique puissent conduire à une fragmentation de la mondialisation ? La pandémie de Covid n’a pas été gérée de manière exemplaire. Nos pays riches ont pu s’en sortir mais nous n’avons pas réussi à faire que les pauvres s’en sortent aussi. La leçon est qu’il faut coopérer pour résoudre les problèmes mondiaux. Car, même si le Qatar ou la France ont les médicaments et le système de santé adéquats pour traiter leur population, une pandémie ne peut pas être surmontée tant que tous les pays ne peuvent pas y faire face. Nous ne voulons pas voir de nouveau les restaurants, les aéroports et les gares fermés. C’est la même chose pour l’énergie: nous ne sommes pas contents si les prix sont trop élevés, car ce n’est pas juste pour le consommateur, mais nous ne le sommes pas non plus quand ils sont trop bas, car ce n’est pas juste pour le producteur. Pour que tout le monde y trouve son compte, il faut une coopération mondiale. Je ne veux pas que la mondialisation s’arrête, et je ne pense pas que ce sera le cas. Certains prétendent qu’un retour en arrière rendrait la vie plus facile. Ce n’est pas vrai. Parler et arriver aux responsabilités, ce n’est pas la même chose… Cela ne peut pas marcher. Le monde entier est intégré. Puisque nous sommes tous interconnectés, nous devons travailler ensemble et résoudre nos problèmes ensemble.

Parmi les divisions que vous évoquez, il y a celles du monde islamique. Comment voyez-vous l’avenir de l’islam en tant que religion ? C’est une question très vaste. Nous sommes divers, nous avons des cultures, des idées et aussi des groupes ethniques différents. Nous prenons la foi au sérieux, y compris dans notre éducation, mais, en même temps, nous sommes très ouverts aux autres cultures, aux autres religions, aux autres populations. C’est cela, l’islam. C’est une religion de paix et, en tant que musulmans, nous acceptons les différences. Nous avons besoin de vivre ensemble de manière pacifique. Il y a eu des tensions entre les religions, mais cela n’aide pas d’en parler ou de tenter de verser de l’huile sur le feu. Vous avez mentionné ces mouvements populistes ou ces figures médiatiques qui parlent d’islam en présentant les choses comme s’il y avait «nous» et «eux», qui exploitent l’islamophobie. Ce n’est pas juste, et surtout cela ne se passe pas comme cela dans la réalité: nous sommes interconnectés, nous faisons des affaires ensemble, nous échangeons. Et puis, vous savez, si vous allez en Europe, je ne pense pas que les esprits soient réellement accaparés par l’islam, pas plus que par le christianisme dans le monde musulman. Il y a d’ailleurs de nombreux chrétiens et de nombreux juifs, et d’autres, qui vivent dans le monde musulman, et qui se voient aussi comme une partie de la culture musulmane. Et il y a aussi beaucoup de musulmans qui vivent en Occident. Il y a beaucoup de bonnes choses qui se passent dans le monde d’aujourd’hui, dans la technologie, les affaires, la science, le commerce, la culture aussi. Les difficultés sont une exception.

Vous êtes donc optimiste sur cette question des rapports entre l’Occident et le monde musulman, malgré le contexte actuel, avec notamment la tentative d’assassinat contre l’écrivain Salman Rushdie, cet été ? Ce que je dis, c’est que certaines personnes exploitent les tensions passées et les différences pour leur propre bénéfice politique, que ce soit sur le plan intérieur ou pour détourner les problèmes vers d’autres pays. Les politiciens ont le droit de parler. Mais, là encore, si vous consultez les gens normaux, vous verrez qu’ils ne sont pas préoccupés par le monde islamique ou la chrétienté. Il nous faut éviter ce genre de tensions, car cela n’aide pas. Ce qui aide à réduire les tensions, en revanche, c’est d’en parler ensemble.

Est-ce pour cela que vous avez autorisé l’ouverture d’une église à Doha ? Nous l’avons construite il y a longtemps. Des chrétiens vivent ici depuis plusieurs décennies. Ils ont le droit de pratiquer leur religion. Nous les avons accueillis ici et ils nous ont aidés à construire ce pays. Auparavant, ils pratiquaient leur religion de manière privée. Mon père a décidé qu’ils avaient besoin d’un lieu ouvert. C’est un complexe de bâtiments qui contient plusieurs églises, occidentale, asiatique, africaine… Les chrétiens peuvent y prier quotidiennement.

Les minorités musulmanes sont-elles correctement traitées dans les pays occidentaux, en France ou ailleurs ? Notre position est claire : nous rejetons toute discrimination visant une minorité, qu’elle soit musulmane ou non, dans n’importe quel pays. Nous formons un seul monde. Cela ne devrait pas poser de problème, mais quelques politiciens et figures médiatiques tentent de médire sur le sujet. Je dis toujours: écoutez plutôt les gens normaux. Il n’y a pas de problème important.

Quelle est votre conception personnelle de l’islam ? Vous considérez-vous plutôt comme un « libéral » sur le plan religieux ? Vous savez, c’est curieux, parfois les gens parlent d’islam «moderne», d’islam «conservateur» ou d’islam «libéral». L’islam est une religion. Nous la connaissons. Mais, en tant que personne, je peux vous dire que je suis un musulman fidèle, moderne et accueillant, que notre pays et notre peuple sont eux aussi modernes et accueillants. Et si nous sommes en même temps très fiers de notre héritage et de notre religion et ouverts aux autres, nous sommes également un peuple discret.

Quelle vision avez-vous du rôle et de la place des femmes dans la société ? D’abord, devant Dieu, nous sommes tous égaux, hommes ou femmes. Le rôle des femmes est vital dans notre société. Au Qatar, leurs performances à l’université sont supérieures à celles des hommes. Elles représentent 63% des étudiants. Dans la population active, c’est à peu près 50-50. Au sein de notre gouvernement, nous avons trois femmes ministres. Elles y font un travail formidable. Nous avons même des femmes pilotes dans notre armée de l’air. Nous ne voyons pas de différences avec les hommes. Bien sûr, nous sommes conscients qu’elles sont victimes de discriminations dans le monde, mais nous y sommes totalement opposés.

La liberté d’expression est-elle selon vous une valeur essentielle qui doit être protégée, ou parfois être limitée ? Je crois personnellement à la liberté d’expression. Elle doit être protégée. Mais si cette expression conduit, de manière intentionnelle, à des problèmes ou à des conflits dans le domaine culturel ou religieux, est-il vraiment nécessaire de le dire? Je ne parle pas ici de quelqu’un qui critiquerait un ministre ou un haut responsable, cela ne me pose aucun problème. Mais, dans des domaines où l’on sait que cela va créer des problèmes, il faut être très prudent. Chacun a le droit de s’exprimer mais, quoi que nous disions, nous devons éviter de blesser des gens issus de cultures, de religions ou de milieux différents. En général, les choses doivent avoir des limites. Alors, quand vous dites cela, on vous répond parfois que vous êtes contre la liberté d’expression, mais ce n’est pas la même chose de parler de limites. Bien sûr, le sujet est devenu très complexe avec les réseaux sociaux.

Comment jugez-vous la relation franco-qatarienne ? Elle est bonne, forte, historique et très solide. Notre compréhension mutuelle avec la France est excellente et nous en sommes fiers. Nous coopérons étroitement dans le commerce, la culture, le sport, la sécurité, les affaires militaires, la politique étrangère. Quand je suis devenu prince héritier, le premier pays que j’ai visité en dehors du Moyen-Orient a été la France. Et à nouveau quand je suis devenu émir. Nous nous comprenons bien et nous en sommes très fiers.

Quels sont vos rapports avec Emmanuel Macron ? Nous échangeons souvent. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises et nous nous parlons par téléphone. Nous partageons de nombreux points de vue en politique étrangère. Nous essayons de coopérer très étroitement pour promouvoir la paix, pour jouer un rôle stabilisateur et pour apporter l’aide humanitaire là où elle est nécessaire.

Jugez-vous que la France vous traite équitablement ? Oui. Bien sûr, il nous arrive d’avoir des divergences mais, globalement, je constate que les présidences françaises successives sont toujours déterminées à entretenir de bonnes relations avec le Qatar.

TotalEnergies est un partenaire important du Qatar. Quel est le rôle de cette entreprise dans la relation bilatérale ? Notre relation avec la France dépasse le secteur particulier de l’énergie. Néanmoins, TotalEnergies est une entreprise très importante. Lorsque nous avons investi dans le GNL, avec ExxonMobil et Total, nous avons pris un risque, et ces compagnies étaient là. Elles nous ont aidés à développer notre industrie. Elles resteront nos partenaires dans les décennies à venir, y compris pour des projets hors du Qatar.

C’est parce qu’elles ont pris un risque avec vous il y a trente ans que vous poursuivez avec elles ? Nous traitons avec les entreprises et nous concluons les contrats de manière transparente. Mais nous prenons aussi en considération les relations passées, les risques qu’elles ont assumés avec nous, l’aide qu’elles nous ont apportée. Nous n’oublions jamais les personnes, les entreprises et les pays qui ont été à nos côtés dans des temps difficiles et qui ont pris un risque avec nous. Certains pays, plus gros, oublient. Pas nous.

Le club de foot PSG était-il un bon investissement ? Bien sûr! Le sport n’est pas un business comme un autre. Si on veut investir, quel que soit le sport, il est nécessaire d’avoir une passion pour ce sport. Sinon, on gaspille son argent. Mais si on le gère comme il faut, la valeur du projet croît. C’est ce qui est arrivé avec le PSG. Les Qatariens sont fiers de la décennie passée avec le PSG. Le sport est un élément clé de notre ADN.

Est-ce un problème qu’Emmanuel Macron soutienne l’OM et pas le PSG ? [Rires.] Nous en rigolons très souvent mais ce n’est vraiment pas un problème. Il adore le sport et je me réjouis d’en parler avec lui. J’ai assisté avec le président et son épouse à la finale du Mondial 2018 entre la France et la Croatie, et j’ai pu être témoin de leur joie à tous les deux quand la France a gagné.

L’avion de combat Rafale est-il aussi un bon investissement ? Le Rafale est un avion exceptionnel et nous sommes ravis que nos pilotes puissent voler avec lui. Nous achetons depuis plusieurs décennies des équipements militaires en France – avant le Rafale, il y a eu le Mirage – et pas seulement des avions. Nous avons aussi des cadets qatariens qui étudient en France et nous participons à des manœuvres militaires communes avec les armées françaises, y compris avec la gendarmerie.

Quelles sont les qualités nécessaires pour diriger un pays, selon vous ? Il est essentiel d’écouter, et aussi de ne jamais hésiter. L’hésitation est un désastre. Il ne faut pas être entêté mais, lorsqu’on prend une décision et qu’on pense qu’elle est juste, surtout après avoir recueilli différents avis, alors il faut aller de l’avant. Et si on s’aperçoit qu’elle était erronée, il ne faut pas hésiter non plus à la changer. Quand on hésite, ce sera toujours négatif. J’ai appris cela de mon père. Mais, à propos de leadership, on peut apprendre auprès de n’importe quel dirigeant, pas seulement auprès des chefs d’État. Les chefs d’entreprise aussi doivent gérer des difficultés. Et même les manageurs sportifs. J’ai lu le livre à ce sujet d’Alex Ferguson, le manageur de Manchester United. La question de la qualité du leadership est celle de savoir faire face aux problèmes. Cependant, mon rôle est différent: il est de protéger mon peuple.

La reine Élizabeth II est décédée après un long règne de soixante-dix ans. Quels souvenirs gardez-vous d’elle, ou quelles leçons avez-vous tirées de sa vie ? Sa Majesté était une personne à laquelle je vouais le plus profond respect. J’ai eu l’honneur de la rencontrer à de nombreuses reprises, le plus récemment à Windsor, cette année. Elle incarnait les meilleures qualités de leadership – honnêteté, intégrité, résilience et empathie, pour n’en citer que quelques-unes. Elle savait écouter et avait un merveilleux sens de l’humour. Elle restera à jamais dans les mémoires comme une femme d’une grande force et d’une grande dignité, entièrement dévouée à ses fonctions.

Quelles sont les figures qui vous inspirent, parmi les chefs d’État ? Je ne peux pas parler des chefs d’État actuels, car beaucoup sont des amis. Mais je peux vous dire que mon père [qui a régné de 1995 à 2013, NDLR] m’a beaucoup inspiré. Il est un grand homme, généreux et courageux. Et il est le premier à savoir admettre qu’il a tort. Il m’a donné beaucoup de précieux conseils. Un autre dirigeant très intéressant avec lequel j’aimais m’entretenir était Lee Kuan Yew, l’ancien Premier ministre de Singapour. J’ai eu la chance de le rencontrer à plusieurs reprises, de m’asseoir et de discuter avec lui. Je l’interrogeais sur la vie, ce qu’il avait accompli, sur la manière dont il gérait les difficultés. J’ai beaucoup appris avec lui. Avec ses livres aussi. Il est venu à la fin de sa vie au Qatar. Il a même monté un dromadaire…

Lee Kuan Yew, qui dirigeait un petit pays voisin d’un grand, la Malaisie, insistait sur l’indépendance. Voyez-vous des parallèles entre Singapour et le Qatar ? Nous sommes un pays indépendant, c’est essentiel. Je ne veux pas que nous soyons vus comme appartenant à un camp contre un autre. Nous sommes un petit pays entouré de grands, nous sommes membres du CCG, nous sommes fiers de notre héritage arabe. Nous n’acceptons pas que quiconque nous dicte ce que nous devons faire ou interfère dans nos affaires intérieures. En même temps, nous avons de bonnes relations avec tout le monde, y compris avec nos voisins.

Dans les années 1990, on pensait, à la suite de l’intellectuel américain Francis Fukuyama, que le modèle occidental de la démocratie libérale allait se répandre dans le monde. On sait depuis que cela ne s’est pas passé vraiment ainsi. Comment voyez-vous cette concurrence des modèles ? Je dis qu’il faut prendre en compte la culture de chaque pays. Singapour, par exemple, a son propre modèle de démocratie, de gouvernance. Ce n’est pas un copié-collé de ce qui peut se faire ailleurs. Singapour est un pays asiatique, avec sa culture, son mode de vie. Et cela fonctionne plutôt bien: vous pouvez voir qu’il s’agit d’un pays très avancé. On peut aussi citer la réussite du Rwanda, avec le président Paul Kagame.

Ce modèle mis en place par Lee Kuan Yew, qui est parfois appelé autocratie éclairée, est-il un exemple pour le Qatar ? Au Qatar, nous avons notre propre modèle, depuis plus d’un siècle. Nous l’avons amélioré par des réformes. Nous avons depuis plus de cinquante ans le Majlis al-Choura [Assemblée consultative, NDLR], dont je dépends beaucoup. Son rôle est de nous aider à gouverner le pays. Il est très utile. Notre système est unique. Il fonctionne très bien. Mais jamais je n’hésiterai à procéder à des réformes qui seraient utiles pour mon pays et mon peuple, si je pense qu’elles sont nécessaires. Car mon rôle est de protéger mon peuple, de protéger mon pays, et de m’assurer que ce pays est capable de faire face à tous les défis qui se présentent à lui.

Que souhaitez-vous que les supporteurs qui vont venir au Qatar pour la Coupe du monde, en novembre, apprennent sur votre pays ? Nous sommes le premier pays arabe à organiser un tel événement mondial. C’est très important pour la jeunesse, en particulier celle du monde arabe. Des centaines de milliers de personnes vont venir. Chacun, quel qu’il soit, quelle que soit son origine ou sa culture, sera le bienvenu. Nous souhaitons que ces visiteurs apprennent les différences entre les cultures, qu’ils découvrent la culture du Qatar, et nous espérons qu’ils auront envie de revenir.

Et à propos du climat, et de la climatisation dans les stades de la Coupe du monde ? Je pense que chaque pays devrait avoir la chance d’organiser des événements sportifs mais, parfois, le climat peut être un obstacle. Nous avons utilisé les technologies de pointe pour minimiser la consommation d’eau et d’énergie pendant la Coupe du monde, afin d’en faire un événement plus durable. Le stade Education City, par exemple, comme le Lusail Stadium, qui accueillera la finale, et le Stade 974 ont obtenu une certification de durabilité cinq étoiles dans le cadre du Global Sustainability Assessment System de l’Organisation du Golfe pour la recherche et le développement.

Comment réagissez-vous aux critiques visant votre pays, notamment au sujet des conditions de travail des immigrés sur les chantiers de la Coupe du monde ? Il y a deux sortes de critiques. La plupart du temps, nous y voyons un conseil ou une alerte, et nous les prenons au sérieux. Ainsi, nous avons compris que nous avions un problème avec le travail sur les chantiers, et nous avons pris des mesures fortes en un temps record. Nous avons modifié la loi et nous punissons quiconque maltraite un employé; nous avons ouvert nos portes aux ONG et nous coopérons avec elles. Nous en sommes fiers. Et puis il y a la seconde catégorie de critiques, celles qui se poursuivent quoi que nous fassions. Ce sont des gens qui n’acceptent pas qu’un pays arabe musulman comme le Qatar accueille la Coupe du monde. Ceux-là trouveront n’importe quel prétexte pour nous dénigrer.

Trouvez-vous les pays occidentaux trop arrogants envers l’Afrique ? Je n’utiliserais pas ce mot, qui n’est pas joli. Mais, quand on regarde l’Afrique, on voit que l’équilibre de la relation est en train de bouger, parce que l’Afrique elle-même change. Une opinion publique s’est formée, les gens ayant reçu une éducation supérieure sont de plus en plus nombreux, et la gouvernance s’améliore nettement. Donc oui, les choses évoluent. Mais globalement, s’agissant du regard occidental sur nous tous, la réponse consiste aussi à se prendre en main. En ce qui nous concerne, dans notre région, nous sommes parfois considérés à l’Ouest comme un bloc, comme les pays du Golfe, ou les pays arabes. Donc nous devons résoudre nos propres problèmes. Mais oui, les choses changent.

Le Moyen-Orient est une région agitée, cela vous empêche-t-il parfois de dormir tranquillement ? [Rires.] Beaucoup de choses peuvent certainement vous empêcher de dormir tranquillement! Mais je suis très fier de mon peuple et de tous ceux qui vivent au Qatar. Nous sommes sortis renforcés de toutes les épreuves traversées et nous sommes toujours unis face aux difficultés. Il est vrai que nous appartenons, hélas, à une région troublée! Nous voulons aider et donner espoir à la jeunesse moyen-orientale. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter la paix à la région. Nous en sommes loin. Le problème le plus important est la question israélo-palestinienne. Tant qu’elle n’est pas résolue, la région ne connaîtra pas la paix. Et il y a aussi la Syrie, la Libye, le Yémen… C’est pourquoi je suis préoccupé pour notre jeunesse.

Craignez-vous que des événements comme ceux du Printemps arabe, en 2011, puissent se répéter ? Les racines profondes du Printemps arabe sont hélas toujours là! La pauvreté, le chômage, les diplômés sans emploi… Avons-nous résolu ces problèmes? Non, au contraire, ils ont empiré! Si nous ne les traitons pas, les événements qu’ils ont provoqués pourront se répéter. À mon avis, la meilleure façon de prévenir les turbulences à l’avenir est de mettre en œuvre des réformes, de manière graduelle. Nous devons donner de vrais espoirs aux populations, et pas seulement en paroles. Le Qatar avait promis d’éduquer 10 millions d’enfants non scolarisés et nous avons surpassé cette promesse: nous atteindrons bientôt 15 millions d’enfants dans le primaire. Nous devons également leur fournir des emplois, des opportunités, mais aussi les laisser exprimer leurs opinions et leurs différences. Le Qatar a mis en place des programmes pour aider à former plus de 2 millions de jeunes dans le monde arabe et leur donner des opportunités d’emploi. Par exemple, nous avons une expérience unique en Tunisie, où nous aidons des gens à lancer leur entreprise. Des dizaines de milliers de jeunes bénéficient de ce projet.

Que pensez-vous du fait que des pays comme le Maroc, Bahreïn ou les Émirats arabes unis aient noué des relations avec Israël sans que la question palestinienne ait été préalablement résolue ? Tout pays a le droit d’établir les relations qu’il veut avec les pays qu’il veut. Mais qu’est-ce que la normalisation avec Israël? Sérieusement, les choses sont-elles normales en Israël? Non! Il y a toujours des terres arabes occupées, des réfugiés qui ne peuvent pas rentrer chez eux depuis plus de soixante-dix ans, des musulmans et des chrétiens vivant assiégés à Gaza… À l’époque des accords d’Oslo [1993, NDLR], nous pensions réellement que la paix allait advenir. Nous avons ouvert des relations officielles avec Israël. Il y avait un bureau commercial israélien ici, à Doha. Puis, il y a eu guerre après guerre à Gaza… Nous devons trouver un règlement pacifique pour le peuple palestinien, nous devons lui redonner espoir, nous devons lui rendre ses terres. Nous parlons avec les Israéliens, nous apportons une aide aux habitants de Gaza et aussi en Cisjordanie. Je crois à une solution à deux États. Palestiniens et Israéliens devraient vivre côte à côte, en paix. Hélas, nous en sommes loin.

Certains pays arabes sont en train de renouer avec la Syrie, que leur dites-vous ? Comme je vous l’ai dit, chaque pays est libre de nouer des relations avec un autre. Néanmoins, quand la Ligue arabe a pris la décision d’exclure la Syrie, c’était pour une raison, et cette raison est toujours là, elle n’a pas changé. Pour ma part, je suis prêt à participer à des pourparlers, s’il y a un processus de paix sur l’avenir de la Syrie et sur les exigences de son peuple. Mais ce n’est pas le cas pour le moment. En Europe, beaucoup de pays ont été généreux en acceptant des réfugiés. Je comprends que cela ait créé des problèmes. Pourquoi acceptons-nous qu’un dirigeant massacre son peuple et qu’il expulse des millions de personnes de son pays ? En tant qu’êtres humains, est-ce acceptable, de surcroît quand nous savons que ces réfugiés vont venir chez nous et que cela va créer des problèmes ? Au lieu d’attendre que l’incendie se propage, nous devons être sérieux et stopper le problème là où il commence, en Syrie. Et c’est aussi valable pour la Libye. Si nous ne faisons pas attention, nous en paierons les conséquences.

Nous avons évoqué de nombreux sujets qui vous occupent dans le cadre de vos fonctions. Mais que faites-vous quand vous ne travaillez pas ? Dans le cadre de mes fonctions, je suis la plupart du temps occupé à travailler, au bureau comme à la maison, d’ailleurs. Mais je trouve aussi le temps de profiter de ma famille, de mes enfants, et de faire du sport. J’aime aussi voyager bien que je n’en aie guère l’occasion. Enfin, j’aime regarder des films, des documentaires historiques, lire des biographies ou des journaux personnels. Je m’intéresse surtout à l’histoire.

Au « Point », nous avons l’habitude de poser une question sur l’éducation, en demandant ce qu’il faut enseigner à nos enfants. En ce qui vous concerne, vos parents, dites-vous, vous ont appris l’humilité… Je leur suis reconnaissant de m’avoir appris à être humble. Quand j’étais jeune, à l’âge de 13 ans, mon père m’a envoyé en Allemagne pour trouver et payer un équipement sportif. Il aurait pu le demander à n’importe qui, mais c’est à moi qu’il s’est adressé. J’ai compris plus tard que c’était un moyen de me faire voyager seul et devenir autonome. Avant cela, lorsque j’avais 8, 9 ou 10 ans, il m’a placé pendant l’été dans une famille à Malmédy, en Belgique, pour y apprendre le français. Puis j’ai été envoyé en pensionnat et ensuite, quand j’ai eu 17 ans, je suis entré à l’académie militaire de Sandhurst, en Grande-Bretagne. J’ai beaucoup appris pendant cette année militaire. Ensuite, j’ai passé plusieurs années dans les forces spéciales qatariennes, avant que mon père me nomme prince héritier. La discipline et le service militaire sont des choses importantes. C’est pourquoi la conscription est obligatoire au Qatar. Nous prévoyons également d’étendre de tels programmes aux femmes. Il est important de sortir les jeunes de leur zone de confort, de les inciter à travailler dur, à se réveiller tôt… Mais, vous savez, l’éducation commence par des choses simples: faire son lit le matin, par exemple!

Propos recueillis à Doha par Luc De Barochez et Ėtienne Gernelle pour Le Point