samedi 20 avril 2024
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Soiree prix litteraire LE MONDE 2022 à Paris avec le lauréat MATHIEU BELEZI dans les locaux du journal

Entretien/Mathieu Belezi : « L’histoire de l’Algérie coloniale est folle, démesurée, ignoble »

L’écrivain remporte le prix littéraire « Le Monde » 2022 pour « Attaquer la terre et le soleil », qui évoque les violents débuts de la colonisation de l’Afrique du Nord

Le dixième prix littéraire Le Monde, fondé en 2013, a été remis, mercredi 7 septembre, à Mathieu Belezi pour Attaquer la terre et le soleil (Le Tripode). Né en 1953, l’écrivain, qui vit aujourd’hui à Rome, prolonge dans ce roman magnétique, d’une puissance rythmique impressionnante, une série consacrée à la colonisation de l’Algérie, commencée avec C’était notre terre (Albin Michel, 2008). Ce grand roman de l’illusion coloniale, qui fait alterner les voix de deux narrateurs, Séraphine, une femme colon désemparée, et un soldat anonyme racontant les massacres, les viols, les pillages de l’armée française, a suscité l’enthousiasme du jury. Présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, celui-­ci est composé de journalistes travaillant au « Monde des livres » (Jean Birnbaum, Denis Cosnard, Florent Georgesco, Raphaëlle Leyris et Nicolas Weill) et aux quatre « coins » du Monde : Emmanuel Davidenkoff (développement éditorial), Zineb Dryef (« M Le magazine du Monde »), Gaëlle Dupont (Planète), Clara Georges (« L’Epoque »), Raphaëlle Rérolle (grands reporters), Solenn de Royer (Politique) et Alain Salles (Débats et idées). Attaquer la terre et le soleil succède à Jacqueline, Jacqueline, de Jean­-Claude Grumberg (Seuil).

Quelle a été votre réaction quand vous avez appris que vous alliez recevoir le prix littéraire « Le Monde » ? Cela a été un choc pour moi. J’avais été très heureux d’être dans la sélection. Mais j’étais sûr que je ne l’aurais pas. C’est mon éditeur, Frédéric Martin [le fondateur du Tripode], qui m’a appelé : « J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. » Il a ri et m’a vite rassuré : « Tu as le prix du Monde. » Je me suis assis sur une chaise. Je n’y croyais pas. Et, d’ailleurs, j’ai toujours du mal à y croire. C’est que Le Monde a toujours été pour moi une référence, que j’entretenais en conservant chaque semaine « Le Monde des livres », même si, à force de déménagements, j’en ai perdu une bonne partie. Je lis d’autres journaux, évidemment, mais je commence toujours par Le Monde. C’est une habitude tellement ancrée qu’il suffit que je tape « L » sur mon téléphone pour que le site apparaisse !

« Attaquer la terre et le soleil » est le quatrième roman que vous consacrez à l’Algérie coloniale, quatorze ans après « C’était notre terre ». Comment, à l’époque, aviez­-vous choisi d’écrire sur ce sujet ? Il y avait d’abord un fait. Si beaucoup de romans ont été écrits autour de la guerre de décolonisation, il n’y a pratiquement rien sur la colonisation elle-­même. J’ai commencé à faire des recherches, et je me suis vite aperçu que cette histoire folle, démesurée, ignoble, m’offrait ce que je recherchais inconsciemment : un territoire littéraire. Elle me permettait d’expérimenter un style, d’organiser un flux en éliminant les points, en orchestrant une scansion, une musicalité particulières… J’ai tout de suite été emporté par ma découverte. Ensuite, continuer a été une évidence, d’autant que le sujet est très vaste et que je n’avais pu le traiter qu’en partie, en m’arrêtant aux années 1930. Il fallait que j’aille plus loin, que j’affronte le XIXe siècle. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire Les Vieux Fous [Flammarion, 2011], avec un élan et un plaisir inouïs. Et, après, comme j’avais surtout donné la parole aux grands colons, j’ai éprouvé le besoin de faire parler des gens plus modestes. J’ai commencé par Emma [Un faux pas dans la vie d’Emma Picard, Flammarion, 2015]. J’ai continué avec Séraphine.

Quel manque « Attaquer… » est-­il venu combler ? Je voulais aller plus loin, remonter vers les origines. L’histoire d’Emma Picard se passait dans les années 1860. Dans Attaquer…, on est vingt ans auparavant. Et ce n’est pas du tout le même monde – tout allait très vite en Algérie. Emma vit dans une maison. Pas Séraphine. Avant de commencer à écrire, j’ai relu Le Premier Homme, de Camus [Gallimard, 1994]. Il y a trois pages où il parle des tout débuts de la colonisation : les colons arrivent, on leur a promis beaucoup de choses, mais il n’y a rien, absolument rien. Ils sont sous des tentes militaires, avec des soldats qui montent la garde autour du camp. Ces pages m’ont frappé. J’ai eu envie de plonger dans ce monde-­là. Mais il m’a fallu attendre qu’un personnage veuille bien faire entendre sa voix pour commencer à écrire. C’était pendant le confinement, une période triste, même à Rome. Et, un jour, la voix du soldat m’est venue. Je les voyais, lui et sa petite troupe, dans la rocaille d’un paysage algérien d’hiver. Les nuages sont bas. Il fait froid. Ils sont épuisés. J’entendais presque leur souffle. J’ai écrit une sorte de nouvelle, pensant faire un recueil. Ensuite, trois ou quatre autres pages, où je donnais la parole à Séraphine. Et puis, je me suis arrêté. L’idée d’écrire un recueil de nouvelles ne me satisfaisait pas. Et, un jour, j’ai relu Si je t’oublie, Jérusalem, de Faulkner [1939], roman composé de deux récits indépendants, et je me suis dit que c’était exactement ce que je devais faire. J’avais trouvé la forme qui me permettait d’avancer.

Pourquoi, alors que votre désir était de remonter aux origines, avez­-vous placé l’action autour de 1845, et non au début de la conquête, en 1830 ? Dans les premières années, les colons se sont surtout installés dans les villes. Très peu à la campagne, où ils sont arrivés plus tard. Or, j’avais envie de montrer le rude travail des premiers colons sur ces terres hostiles. Il me fallait donc situer le roman dans les années 1840. Cela dit, j’écrirai peut­-être un jour un texte sur l’arrivée des Français à Sidi­-Ferruch, en 1830. C’est un moment inouï. Pensez qu’un brick a été affrété par un restaurateur nantais pour transporter ses ortolans, ses truffes, terrines et pâtés, ses vins de Bordeaux et de Bourgogne. Et, comme au début il n’y a aucune résistance à Sidi-Ferruch, tout le monde s’installe sur la plage. Il fait beau. Les soldats sont contents. Ils banquettent tous les soirs. Bien sûr, si l’un d’eux s’éloigne du camp pour aller voir la campagne, on ne le retrouve plus. Enfin, on retrouve son corps, mais pas sa tête. Il y a beaucoup à raconter, là encore. Si une voix me vient, il faudra que je la suive.

En attendant, vos prochains livres vont-­ils prendre d’autres directions ?  Pour simplifier, on peut dire que j’ai deux territoires littéraires : l’Algérie coloniale et l’extravagante époque contemporaine, voire l’au­-delà de cette époque. Ce que j’écris en ce moment relève de ce deuxième territoire. Je reprends un personnage du Pas suspendu de la révolte [Flammarion, 2017], Théo, que j’accompagne dans une sorte de road book en France, aux Etats-­Unis, au Costa Rica et, pour finir, sur les rives de l’Orénoque, dans la forêt vierge. C’est l’histoire d’une fuite, à une époque où la moitié de la population américaine a disparu et où une bonne partie de la Terre est en train de brûler. Il y a des incendies partout. Quand j’ai commencé, il y a des mois, je voyais ce roman comme une dystopie. Mais peut­-on encore dire cela, après l’été que nous venons de vivre ?

Propos recueillis par Florent Georgesco in Le Monde