jeudi 3 octobre 2024
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Environnement/La chasse aux jets est ouverte

Dénoncée par les sites de « flight tracking », l’utilisation des « avions des riches », superpolluants, devient une question politique brûlante. Faut-il en réglementer l’usage, voire les interdire au nom de la lutte contre le réchauffement climatique ?

L’avion de Bernard Arnault est cloué au sol depuis la mi-juin. Un Bombardier Global 7500 acquis en septembre 2020 par le groupe LVMH. Spacieux, luxueux, confortable, il est ce qui se fait de mieux dans le genre. Il a coûté au moins 60 millions d’euros, sans les options. L’homme le plus riche de France (qui n’a pas répondu à nos questions) a arrêté de l’utiliser depuis que ses trajets sont rendus publics par le compte Instagram @laviondebernard, actif aussi sur Twitter. Le 20 juin, Bernard Arnault a bien tenté de se rendre incognito à Dijon pour inaugurer les nouvelles caves de son domaine du Clos des Lambrays, en utilisant un Airbus A319 CJ qui ne lui appartient pas. Pas de chance, le quotidien régional « le Bien public » a découvert le pot aux roses.

Depuis, le Bombardier de LVMH a été utilisé une seule fois, le 29 juillet, pour se rendre à Londres : « L’Eurostar, c’est pour les clochards ? » a aussitôt tweeté @laviondebernard. Ce compte a été lancé en mai par deux militants écologistes. L’ONG Transport & Environnement venait de publier un rapport pointant la surpollution générée par les jets : un vol en avion privé, pour un individu, est dix fois plus polluant en moyenne que le même trajet effectué sur un avion de ligne et cinquante fois plus polluant qu’en train. Chaque année, les 10 000 vols privés entre Paris et Nice génèrent autant de CO2 que 40 000 familles partant en voiture en vacances sur la Côte d’Azur. En cet été caniculaire marqué par des incendies et des orages dévastateurs, @laviondebernard, qui communique aussi sur les trajets du jet appartenant à Total, a vu sa popularité s’envoler : 77 900 abonnés sur Instagram ou 32 100 abonnés sur Twitter. Le succès est identique pour le compte @i_fly_bernard, ouvert en avril par un ingénieur aéronautique pour suivre les avions des groupes Pinault, Bolloré, Bouygues, Decaux : 62 100 abonnés sur Twitter.

À L’ORIGINE, UN GEEK CALIFORNIEN

Le phénomène est tel qu’il a dépassé le cadre des réseaux sociaux. Le 19 août, le secrétaire national des Verts, Julien Bayou, a proposé de « bannir les jets privés » dans une interview à « Libération ». C’est maintenant le ministre des Transports, Clément Beaune, qui entend, lui, « limiter les transports en jets privés », confie-t-il à « l’Obs » : « Les récriminations sont légitimes, il faut capter ce sujet. Il ne s’agit pas de tout bannir, mais pour engager la société dans un effort collectif, il faut donner un sentiment de justice. » Cela pourrait passer par un exercice de responsabilisation des entreprises ou, plus drastique, une surtaxation de l’aviation privée. « J’en ai parlé à la Première ministre, je le proposerai aussi lors de la réunion des ministres européens des Transports en octobre. » Une première victoire pour un mouvement parti des Etats-Unis voilà deux ans. Le précurseur s’appelle Jack Sweeney. Il n’avait que 19 ans lorsqu’il a lancé un compte consacré au jet privé d’Elon Musk, le fantasque créateur de la voiture autonome Tesla. Au départ, un joujou amusant créé par un petit génie de l’informatique qui a pris une autre dimension quand il s’est mis à calculer les quantités de CO2 émises par chaque trajet. Jack Sweeney a été sensibilisé par une étude scientifique publiée en novembre 2020 dans la revue « Global Environmental Change ». Elle souligne le lien de causalité entre inégalités sociales et inégalités environnementales : 1 % de la population mondiale a généré la moitié des émissions de CO2 du transport aérien en 2018. L’étude concluait que, pour lutter contre le réchauffement climatique, il fallait commencer « par le haut », par changer le comportement des plus riches. Mais Elon Musk, au lieu de limiter l’utilisation de son jet, a proposé 5 000 euros à Jack Sweeney pour fermer le compte Twitter @ElonJet. Manqué : la notoriété du jeune Américain a explosé (485 000 abonnés) et, loin de s’arrêter, il a créé des comptes en série : @GatesJets (pour Bill Gates), @BezosJets (pour Je‑ Bezos), @ZuccJet (pour Mark Zuckerberg), @SportJets, @CorporateJets, @USAirForceVIP… On peut y suivre les déplacements de tout ce que les Etats-Unis comptent de vedettes. En juillet, l’agence de marketing durable Yard a utilisé ces informations pour décerner à la jeune chanteuse américaine Taylor Swift le titre de « célébrité la plus pollueuse de l’année » : depuis le 1er janvier, son jet a émis 8 308 tonnes de CO2, soit 1 185 fois plus qu’une personne « normale » durant une année. Un mouvement est né. Il porte le nom de « flight tracking ». Le plus difficile, pour les « flight trackers », est d’obtenir l’immatriculation des avions des personnes connues. Pour y parvenir, ils sont aidés par la communauté des passionnés d’aviation. En particulier ceux qu’on appelle les « spotters » : ils se postent aux abords des aéroports pour photographier des jets. Sur ces photos, l’immatriculation est bien visible sur la carlingue. Elle peut être associée au nom d’un propriétaire en utilisant des registres publics accessibles en quelques clics. Pour nos milliardaires Bernard Arnault ou François-Henri Pinault, c’est assez facile : les sociétés propriétaires de leur Bombardier Global 7 500 sont françaises et bien connues (LVMH Services et Artemis). L’exercice est plus compliqué quand les avions sont détenus par des sociétés anonymes installées dans des paradis fiscaux. Une fois munis de ces immatriculations les « flights trackers » utilisent des sites développés de manière bénévole depuis une dizaine d’années par des férus d’aéronautique. Cette communauté d’« aviation geek », ou « avgeek », s’est organisée à la manière des camionneurs avec leur Cibi. Chacun est équipé d’une antenne et d’un boîtier type Modem branché à un ordinateur qui capte 24 heures sur 24 les signaux envoyés par les transpondeurs des avions qui passent à 400 kilomètres à la ronde. Position, vitesse, altitude, immatriculation : les informations sont envoyées à des serveurs qui les moulinent en temps réel. Le résultat est visible sur des sites comme FlightRadar24, RadarBox ou ADS-B Exchange : on peut voir évoluer n’importe quel avion dans le ciel. Y compris ceux du gouvernement. C’est ainsi que Jean Castex, alors Premier ministre, s’est fait coincer en allant voter en Falcon 900 au premier tour de l’élection présidentielle . Un vol Paris-Perpignan pour rallier ensuite sa ville de Prades, et retour : « 5 tonnes de CO2 émises, soit autant qu’un Français pendant six mois », a aussitôt dénoncé Alternatiba, un mouvement citoyen pour le climat et la justice sociale qui a lancé une pétition signée par 37 000 personnes. Sous la pression, Jean Castex a pris un avion de ligne pour aller voter au deuxième tour. Tout en précisant qu’il n’avait pas contrevenu aux règles édictées dans une circulaire de novembre 2020 autorisant les membres du gouvernement à utiliser l’avion quand le même voyage en train dépasse trois heures.

«  Ma motivation première n’était pas le bashing environnemental, même si je suis sensible aux enjeux écologiques », explique l’homme à l’origine de cette polémique. Cet informaticien, qui souhaite garder l’anonymat, a créé le site Cotam Fleet & Co pour suivre les avions de la République (un Airbus A330 et six Falcon). Riverain d’un aéroport, il alimente lui-même en données les serveurs qu’il utilise. Il a inventé un logiciel qui lui permet d’identifier sur sa montre connectée les avions volant au-dessus de sa tête. « Je suis pilote amateur et spotter, explique-t-il. Mon objectif est de partager mes trouvailles avec les autres passionnés. » On lui doit notamment d’avoir annoncé avant tout le monde le transfert de Lionel Messi au PSG. Le 10 août 2021, il avait repéré le jet du footballeur au-dessus de Paris.

RESPECT DE LA VIE PRIVÉE

Tous les fans de foot le savent : quand un footballeur se déplace en personne dans un club, c’est qu’il s’apprête à signer. Certains se sont donc convertis au « flight tracking », très utile en période de « mercato ». Antoine Deport, 25 ans, développeur informatique et supporter du Stade rennais, anime le compte Twitter « Antoine Airlines ». Fin juillet, la rumeur court que le défenseur belge de l’équipe de Bologne, Arthur Theate, pourrait être transféré à Rennes. En quelques heures, Antoine déniche le vol qui doit amener la future recrue. « J’ai commencé à consulter le site FlightRadar il y a sept ou huit ans pour vérifier que le vol de mes parents pour la Guadeloupe arrivait sans encombre, raconte-t-il. Puis je me suis mis à suivre les déplacements du Stade rennais et, petit à petit, les joueurs recrutés. C’est rigolo de donner l’info en premier, d’infirmer ou de confirmer les rumeurs. » Mais il a aussi une conscience écolo : « Le vol de Theate a fait Genève-Bologne-Rennes-Genève, certainement parce que le jet était loué à une compagnie suisse. Bonjour l’empreinte carbone ! » Devant l’ampleur prise par le phénomène, certaines personnalités se sont plaintes d’atteintes répétées à leur vie privée. Un argument difficilement recevable par un tribunal, estime la juriste Suzanne Vergnolle, dans la mesure où les avions appartiennent en général à des sociétés. Il est impossible de savoir qui voyage dans ces avions, qui volent souvent à vide. « S’il ne fait nul doute que le droit au respect de la vie privée des personnes physiques doit être garanti, il semble plus contestable d’étendre cette reconnaissance au bénéfice d’avions détenus par des personnes morales », souligne l’universitaire dans une tribune parue dans « le Monde ». Elle ajoute que cette publicité est utile aux militants des droits de l’homme qui suivent les déplacements d’appareils appartenant à des régimes autoritaires, comme le compte Twitter Russian Oligarch Jets, de l’inévitable Jack Sweeney, ou GVA Dictator Alert. La parfaite visibilité des vols est par ailleurs une garantie de la sécurité aérienne, souligne de son côté la Direction générale de l’Aviation civile. « Toute tentative de les masquer ou d’introduire des clés de chiffrement induirait une panne ou une défaillance potentielle des outils », explique-t-on. La règle s’applique-t-elle de la même façon aux chefs d’Etat ? Oui, aussi surprenant que cela puisse paraître. « Le ministère des Armées utilise un moyen de cryptage en cas d’utilisation d’un avion de la République pour une opération militaire, comme pour le rapatriement d’un otage, souligne un porte-parole. Sinon, la loi s’applique et les numéros d’identification sont publics. Mais il y a tout de même des mesures de sécurité au décollage, à l’atterrissage et même en vol qui sont, elles, secrètes. » Ouf, on respire… De leur côté, les représentants de l’aviation d’affaires plaident, évidemment, pour une meilleure protection des données des propriétaires des avions afin de garantir la confidentialité et la sécurité de leurs déplacements. « 80 % des vols des avions d’affaires sont des déplacements professionnels, assure Bertrand d’Yvoire, président de l’European Business Aviation Association. La seule chose qui compte pour leurs utilisateurs est le gain de temps et une certaine discrétion car de gros contrats sont souvent en jeu. » L’épidémie de coronavirus a par ailleurs entraîné un boom des vols privés. Les carnets de commandes des constructeurs Dassault, Bombardier et Gulfstream débordent. Pourtant, une étude publiée en juillet dernier par le Conseil d’Analyse économique et social montre que les Français ne changeront leurs comportements que si l’effort est le même pour tous. Hors de question que « les plus riches puissent continuer à profiter de certaines activités qui seraient rendues inabordables pour les classes moyennes ». Les messages du gouvernement sur les économies d’énergie – « chaque geste compte » – ne passeront pas si les classes supérieures en sont exemptées. D’ailleurs, le « flight tracking » s’étend aux yachts. Depuis juillet, le compte Twitter @YachtCO2tracker publie des informations sur les bateaux privés des milliardaires.

Julien Martin et Caroline Michel-Aguirre In L’Obs