Monument de la musique américaine, l’artiste avait perdu les droits des tubes qui ont fait le succès de son groupe Creedence Clearwater Revival. Après les avoir récupérés, il a réenregistré ses grands classiques. Et sera en concert ce soir à Paris.
Depuis quelques années, la plupart de ses contemporains vendent, moyennant des sommes considérables, leurs catalogues éditoriaux. Les monstres sacrés de la musique américaine Bob Dylan, Neil Young ou Bruce Springsteen ont cédé les droits sur leurs chansons pour des montants allant de 150 millions à 500 millions de dollars. Dans un mouvement totalement inverse, John Fogerty, colossal auteur de titres devenus des classiques avec son groupe Creedence Clearwater Revival à la fin des années 1960, vient, lui, de les récupérer. À 80 ans, l’artiste, actuellement en tournée européenne, a accueilli la nouvelle avec une extrême satisfaction en janvier 2023. « J’étais très heureux et surtout soulagé. Mais aussi complètement sidéré : j’attendais cela depuis tellement d’années que ça me semblait impossible à admettre. D’une certaine manière, je continue d’être dans cet état de sidération. Mais je suis très heureux, bien sûr. » Signé par le petit label Fantasy, Creedence Clearwater Revival, actif entre 1967 et 1972, a vendu des millions de disques. Le groupe a sorti trois albums pour la seule année 1969, et ceux-ci ont tôt fait de rejoindre les listes des meilleurs de l’histoire du rock. Des chansons comme Proud Mary, Down on the Corner, Fortunate Son, Bad Moon Rising, Have You Ever Seen the Rain, et d’autres tubes font partie intégrante de la bande-son des sixties. Le groupe a aussi joué au festival de Woodstock, en 1969, mais n’apparaît pas dans le film tiré du concert.
Lié par un contrat léonin avec le label, Creedence Clearwater Revival avait cédé ses droits éditoriaux au seul Saul Zaentz, patron du label, businessman avisé et, plus tard, producteur de films à succès comme Vol au-dessus d’un nid de coucou ou Amadeus. L’homme contrôlait ainsi un des catalogues les plus lucratifs de la musique américaine. Libéré de ses obligations avec le label, John Fogerty n’avait pourtant jamais pu mettre la main sur ses droits. Saul Zaentz lui avait même intenté un procès, dans les années 1980, l’accusant d’avoir composé une chanson au style proche de celui de Creedence Clearwater Revival. Surréaliste ! Le producteur avait aussi autorisé un fabricant de jeans à utiliser Fortunate Son dans un spot publicitaire, déclenchant l’ire de son auteur, farouchement opposé au principe. « Désormais, je peux contrôler des choses qui m’avaient échappé pendant de longues années, explique Fogerty avec soulagement. Et cela a tout changé dans ma vie. Le principal sentiment que j’éprouve est de la gratitude. Je suis très reconnaissant de pouvoir décider comment utiliser les chansons que j’ai écrites. Je ne m’étais jamais autorisé à envisager cela. En vérité, je ne pensais pas que cela arriverait. À partir de la fin des années 1980, et jusque dans les années 1990, je me suis attaché à ce que l’issue soit bonne. Mais cela n’a pas marché. Et ça a été si dévastateur pour moi que j’ai décidé d’être obsédé par cela. » Plus facile à dire qu’à faire, bien sûr. Le chanteur aurait pu gâcher sa vie entière. Mais c’est aussi le moment où il rencontre son épouse, Julie, un événement qui va lui apporter beaucoup de bonheur. « À ce moment-là, la perspective de ne jamais récupérer mes chansons n’était plus si horrible pour moi. C’était triste, mais pas horrible. En tout cas, je n’ai jamais perdu foi en la vie », confie-t-il. Afin de célébrer cette « libération », John Fogerty s’est amusé à réenregistrer cette année les grands classiques de son groupe. Soit un des corpus les plus impressionnants de la scène rock. En compagnie de ses deux fils, Tyler et Shane, il a veillé à rester le plus fidèle possible aux arrangements originaux des tubes immarcescibles que sont Fortunate Son, Proud Mary, Born on the Bayou et d’autres. « Bien sûr, j’aurais pu opérer un tas d’autres choix mais j’ai décidé que mon boulot était de les rejouer le plus fidèlement possible aux originaux. Après tout, je n’avais aucune raison d’en faire des chansons folk. J’ai fait beaucoup d’efforts pour me rapprocher le plus possible du son des enregistrements originaux. Parfois, je lançais à mes enfants : “Il va falloir se donner du mal, là-dessus.”»
L’album de vingt titres, qui sortira le 22 août prochain sous le titre Legacy : the Creedence Clearwater Revival years, est étonnant. Désormais octogénaire, John Fogerty n’a rien perdu de sa puissance vocale, et chante dans les mêmes tonalités que dans les années 1968-1972. Il sonne comme un jeune homme de moins de 30 ans ! « Vous savez, lorsque j’avais 23 ans, on disait de moi que je chantais comme un vieux. Alors…», s’amuse-t-il. Au-delà du capital génétique, il a pris soin de lui comme un sportif de haut niveau. « Il est important de se reposer, de bien s’alimenter et de prendre soin de soi. Et puis j’ai arrêté de fumer il y a bien longtemps maintenant. Et je l’ai fait afin de ne pas abîmer ma voix. » Sur scène, avec sa silhouette tonique et son jeu de guitare intact, Fogerty est une force de la nature. « J’adore jouer sur scène. Je dirais même que me produire devant un public a été le but de ma vie. Tout ce que je fais professionnellement tend vers ce moment. Je me demande toujours comment continuer à m’améliorer, comment être le plus précis possible. » Sans être auréolé du même prestige que Bob Dylan ou Paul Simon, John Fogerty est un monument de la musique américaine. Certaines de ses compositions sont devenues des classiques absolus. Ainsi de Proud Mary, popularisé par Ike et Tina Turner, et reprise amplement. « Parfois, je regarde un match de baseball à la télévision et j’entends la chanson. Cela me prend par surprise à chaque fois. Et puis j’ai beaucoup de mal à recevoir des compliments, vous savez. » Avec ses manières d’artisan et ses éternelles chemises de bûcheron, John Fogerty est aux antipodes de la rock star narcissique qu’ont décrit ses anciens associés à la fin de l’aventure Creedence Clearwater Revival. Et s’il a pris l’ascendant sur eux, c’est en vertu de ses immenses qualités d’auteur de chansons, pas à cause de son ego démesuré.
Robbie Robertson, du Band, autre groupe majeur de la scène nord-américaine de la fin des années 1960, a subi les mêmes soupçons de la part d’autres membres de son groupe. « Je suis très reconnaissant pour toutes les bonnes choses qui me sont arrivées, mais je ne reste jamais longtemps à cet endroit, sinon cela ferait de moi un Narcisse ! », avoue Fogerty.
Le chanteur guitariste est tombé dans la musique très jeune. « Quand j’avais 3 ans, ma mère m’a offert un disque de Noël pour enfants. Sur la face A, il y avait Oh Susanna, et sur la face B Campton Races, deux chansons de Stephen Foster. J’aimais beaucoup ces deux morceaux. En grandissant, j’ai découvert d’autres compositions de Foster, et j’adorais son style. Je pense qu’il a été ma première grande influence sur ma propre écriture. »
Né en 1945, Fogerty est marqué par l’irruption d’Elvis Presley alors qu’il a 10 ans environ. « D’un seul coup, il a remplacé Hoagy Carmichael ou Irving Berlin, que me faisait écouter ma maman à travers les films en noir et blanc que je découvrais à la télévision. J’ai tendu l’oreille et fait attention au style du groupe Leiber et Stoller, avant de tomber sur les chansons des Beatles. John, Paul et George m’ont beaucoup influencé. J’ai tout de suite compris qu’ils étaient des géants. » Cet été, Fogerty croisera peut-être la route de deux de ses contemporains, eux aussi en tournée européenne : Bruce Springsteen et Neil Young. « Ils m’ont eux aussi beaucoup marqué. Bruce semble avoir les mêmes goûts musicaux que moi, et j’adore sa musique. Je suis heureux d’être son ami. Nous nous sommes retrouvés il y a quelques mois et nous avons échangé autour de l’écriture, justement. Quant à Neil, j’adore ses chansons depuis que j’ai vingt ans. Je l’écoutais beaucoup lorsque j’étais dans l’armée. » Démocrate de longue date, John Fogerty est pourtant moins politisé que ces deux artistes, qui n’hésitent pas à dénoncer nommément le président américain. « Il m’arrive de prendre la parole, mais la plupart du temps, je préfère privilégier la musique à la politique sur scène. Les gens qui viennent écouter ma musique ne partagent pas forcément mes opinions politiques. Ce n’était pas le cas dans les années 1960. Lorsque je chantais Fortunate Son, le public de Creedence avait le même âge et probablement le même point de vue que moi. » Perle de son répertoire, Fortunate Son est une charge contre les fils à papa qui ont tout fait pour échapper à la conscription et éviter la guerre du Vietnam. Son utilisation régulière par Donald Trump, qui ressemble trait pour trait aux personnes dénoncées par la chanson, irrite énormément Fogerty depuis son utilisation dans la campagne républicaine de 2020. Il déclarait alors : « Trump est probablement le “Fortunate Son” de la chanson. Samedi 14 juin dernier, dans le cadre de sa parade militaire, la fanfare de l’armée a joué la mélodie de ce titre, popularisé en France par Johnny Hallyday sous le titre Fils de personne. » Si Creedence Clearwater Revival ne s’était produit qu’une fois à Paris – le 24 avril 1970 -, John Fogerty est revenu plusieurs fois y chanter sous son seul nom. « J’ai toujours adoré venir à Paris, et bien sûr je ne suis pas le seul. Ma famille entière est heureuse de venir, il me tarde de passer du temps avec elle dans votre beau pays. » Apaisé après des décennies de combat, John Fogerty est enfin un homme heureux. ■
O. N.