samedi 12 octobre 2024
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Les funérailles nationales de Shinzo Abe, motif de discorde au Japon

L’hommage rendu à l’ex­premier ministre, dont le coût est estimé à 12 millions d’euros, suscite un fort mécontentement dans l’Archipel

Les obsèques de la reine Elizabeth II n’ont fait qu’accentuer le contraste avec celles organisées mardi 27 septembre à Tokyo de l’ancien premier ministre japonais Shinzo Abe, assassiné le 8 juillet à Nara (ouest du Japon). D’un côté, une figure au rayonnement planétaire dont le décès a suscité une émotion bien au-­delà de l’Angleterre et dont les obsèques nationales allaient de soi. De l’autre, un homme politique, qui a, certes, battu un record de longévité au pouvoir, mais dont les funérailles nationales ne s’imposaient pas. Elles ont été décidées par le premier ministre Fumio Kishida et la direction du Parti libéral­-démocrate (PLD au pouvoir) sans consultation avec l’opposition qui n’y assistera pas. Depuis l’annonce de ces funérailles, M. Kishida a cherché, sans succès, à justifier cette décision en avançant deux arguments : M. Abe a renforcé l’alliance avec les Etats­-Unis et contribué à sortir le pays de la crise provoquée par le séisme et le tsunami de 2011. Esquivant les questions gênantes, il a plutôt accrédité les spéculations sur une manœuvre politique visant à lui assurer le soutien du puissant – et droitier – clan Abe au sein du PLD.

Vague d’opposition

Sa décision a choqué : plus de 60 % des Japonais sont opposés à cet hommage national et le taux de soutien de M. Kishida est tombé sous les 30 %. Seules les jeunes générations (18­-29 ans), minoritaires dans une société vieillissante, sont favorables à ces funérailles nationales dont le coût faramineux (1,7 milliard de yens, soit 12,2 millions d’euros) a attisé le mécontentement alors que l’inflation sévit et que des augmentations d’impôts sont attendues. Pétitions, tribunes, manifestations se sont succédé ces dernières semaines. L’immolation par le feu, le 21 septembre, d’un homme devant la résidence du premier ministre a tragiquement marqué cette vague d’opposition. Au lendemain de l’assassinat de Shinzo Abe par le fils d’une adepte ruinée par la secte Moon, avec laquelle l’ancien premier ministre avait des liens, le pays avait été gagné par l’émotion et s’était mobilisé pour la défense de la démocratie. Mais, aujourd’hui, ses obsèques nationales divisent les Japonais au lieu de les unir. L’ampleur et la virulence de l’opposition peuvent surprendre à l’étranger. Le Japon donne l’image d’une démocratie assagie et la visibilité diplomatique de Shinzo Abe avait renforcé sa position sur la scène mondiale. Dans les chancelleries, on retient de Shinzo Abe ses efforts pour contrer les ambitions hégémoniques chinoises et faire émerger une « région Indo-­Pacifique libre et ouverte », avec le « dialogue quadrilatéral de sécurité » (QUAD), réunissant l’Australie, les Etats-Unis, l’Inde et le Japon. Sa volonté de réviser l’article 9 de la Constitution interdisant au Japon le recours à la force fut également saluée à l’étranger, comme une preuve de réalisme. M. Abe avait, en outre, relancé l’idée d’un redéploiement d’armes nucléaires américaines sur le sol japonais. Mais dans son propre pays, l’image laissée par Shinzo Abe est différente. « Le rôle joué qu’il a joué dans la défense de la démocratie n’a jamais été pleinement compris au Japon », avance le politologue Yuichi Hosoya de l’université Keio. Sans doute parce que le nouveau positionnement international du Japon s’inscrivait chez M. Abe dans une vision idéologique qui n’est pas partagée par la majorité.

Image ternie

L’ancien premier ministre affichait un négationnisme (rejet de la « diplomatie des excuses » pour le passé militariste, visite au sanctuaire Yasukuni pour honorer les morts à la guerre, parmi lesquels figurent des criminels de guerre) qui provoqua un tollé chez ses voisins coréen et chinois – bien qu’il ait par ailleurs cherché à renforcer les liens avec Pékin – et choqua une partie de l’opinion. A la suite de son assassinat, les révélations sur sa proximité avec la secte Moon, les souvenirs des scandales (étouffés) qui ont ponctué ses huit années au pouvoir, sa gestion brouillonne de la pandémie de Covid­19 et son entêtement à maintenir les Jeux olympiques de Tokyo ont terni son image. Quant à sa politique économique, favorable aux grandes entreprises, elle a n’a guère remédié à la précarité et aux inégalités persistantes entre hommes et femmes : un bilan difficilement comparable à celui de Shigeru Yoshida, le premier ministre (1948-­1954) qui amorça la reconstruction du pays et seul jusqu’à présent à avoir eu des obsèques nationales. « Cesser d’avoir une vision romantique de Shinzo Abe », pouvait­on lire sur une pancarte d’une manifestation d’opposants aux funérailles nationales de ce dernier. De son vivant comme dans la mort, Shinzo Abe pourrait bien être le premier ministre qui, avec son grand­père Nobusuke Kishi (1957-­1960), aura le plus divisé les Japonais.

Philippe Mesmer et Philippe Pons in Le Monde