jeudi 3 octobre 2024
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« On est fatigués : chaque année, Gaza a droit à une attaque »

Le raid israélien contre le Jihad islamique et l’escalade militaire qui a suivi ont fait 46 morts dans l’enclave

Dans la pièce aux murs nus, lundi 8 août, des femmes en noir éventent la jeune mère allongée, à peine consciente. Dehors, dans la chaleur étouffante du milieu d’après­-midi à Beit Hanoun, dans le nord de Gaza, la foule s’écarte et laisse passer des adolescents tenant à bout de bras un matelas sur lequel repose un petit corps enveloppé dans une couverture. Hanine Abu Qaida, 9 ans, est portée à ses proches pour un dernier adieu. Elle est la 45e des 46 victimes palestiniennes de l’escalade meurtrière à Gaza provoquée par l’attaque d’Israël contre le Jihad islamique, vendredi 4 août, et qui s’est conclue par une trêve signée dimanche 7 août au soir. Samedi, sa famille venait de célébrer les noces de son oncle, dont le faste avait été un peu réduit du fait des bombardements en cours. La mère du marié, Oum Walid, 60 ans, attendait la mariée devant chez elle, sur les escaliers au bord d’une étroite rue de sable d’un quartier résidentiel. Hanine était dans la voiture, juste à côté. Soudain, un missile lancé par un drone a explosé entre le véhicule et la porte, tuant Oum Walid sur le coup. Les éclats ont blessé Hanine, son frère et deux autres enfants. « La mariée était sous le choc, elle pleurait sans pouvoir s’arrêter, elle essayait de déchirer sa robe, elle a couru chez les voisins. Est­-ce que tout ça a un sens ? Des petites filles blessées, dans leurs vêtements de fête, maquillées, est­-ce que c’est juste ? A-­t­-on le droit de faire ça ? », s’exclame Iman Abu Qaida, 34 ans, la cousine du marié. Tous affirment que personne dans la famille n’était lié aux combattants islamistes. « Ici, on est Fatah », le parti laïque rival du Hamas, qui dirige Gaza, abonde l’oncle de la fillette, Ismaïl Abu Qaida, 51 ans.

Menace de reprise des hostilités

Lui reçoit les condoléances dans une autre salle, avec les hommes ; il bout d’une colère triste. « Par expérience, je sais qu’il y aura une autre escalade, et plus violente encore. Il n’y a pas d’entente sur le plan militaire, chaque mouvement travaille pour lui­-même, explique l’homme, ses yeux noirs et brillants plantés dans ceux de son interlocuteur. Et nous, on vit dans une prison géante et personne n’est responsable de nous : ni le Hamas, ni l’Autorité palestinienne, ni Israël. » Gaza, sous blocus israélien – avec l’appui de l’Egypte – depuis 2007, ressort épuisée de cet énième round de violence meurtrière entre Israël et l’un des groupes armés de l’enclave, moins d’un an après la guerre de mai 2021, qui a fait 260 morts côté palestinien et 13 côté israélien en onze jours de combats. L’enfermement, avec son lot de pauvreté, de chômage, la lente dégradation depuis quinze ans des conditions de vie au quotidien des quelque 2,3 millions de Gazaouis ajoutent aux traumatismes des guerres et des opérations militaires qui se sont succédé à un rythme soutenu cette dernière décennie. Cette fois-­ci encore, chaque camp revendique de maigres victoires tactiques au prix de lourdes pertes civiles : l’Etat hébreu affirme avoir décimé le haut commandement du Jihad islamique, deuxième groupe le plus puissant à Gaza après le Hamas ; le mouvement islamiste menace, lui, de reprendre les hostilités si deux de ses prisonniers ne sont pas libérés. Dans les rues du camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de l’enclave, on se passe les chaises en plastique noir, le café et les dattes. Une femme récite à la volée des enseignements du Coran pour tenter d’apaiser Najwa Abu Hamada, 46 ans. « Après avoir entendu la frappe, je me suis dit : mon fils est parti, il est mort en martyr, je suis descendue dans la rue, c’était le chaos, des décombres, de la poussière, on n’y voyait rien, j’ai fouillé, je l’ai reconnu à cause de ses vêtements », s’effondre la mère de Khalil Abu Hamada, 19 ans, tué avec huit autres personnes dans un bombardement samedi 6 août. Il était son fils unique, une situation rare dans la bande de Gaza aux familles généralement nombreuses – sa mère avait dû recourir à plusieurs fécondations in vitro avant de pouvoir enfanter. « Il voulait se marier pour lui donner des petits-­enfants vite, raconte dans un sanglot sa sœur, Jawaher Abu Hamada, au milieu du ballet incessant des femmes du quartier venues présenter leurs condoléances. Et voilà, voilà le mariage qu’on lui offre ! On nous oppresse. » Aux alentours, des tentes ont été dressées pour chaque « martyr » : les proches et les voisins viennent partager la peine des familles, sous des portraits géants des défunts aux couleurs criardes.

Résignation

Devant la tour Palestine, dans le centre de Gaza City, les habitants de l’immeuble se retrouvent eux sous une bâche bleue. Tous sont issus des classes supérieures ; ici, les rues sont plus larges qu’ailleurs dans l’enclave surpeuplée, les appartements de la tour répondaient à un certain standing. Le bâtiment est le premier à avoir été bombardé : les Israéliens y ont tué l’un des commandants de la branche armée du Jihad islamique, Tayssir Al-­Jabari, en plein après­midi. C’était un vendredi, le jour de repos hebdomadaire dans l’enclave : les enfants jouent dehors, les adultes se réunissent en famille ou font la sieste. Les copropriétaires assurent que le commandant du Jihad islamique était là en visite, il n’habitait pas dans l’immeuble. Les Israéliens ont lancé sept bombes de petit diamètre contre le bâtiment, certaines ont traversé plusieurs étages, tuant cinq personnes et en blessant une quarantaine d’autres. Au septième étage, une odeur de brûlé émane encore des murs de l’appartement d’Amine Al­-Rifi. Aucune pièce n’a échappé aux missiles : du salon à la cuisine, des trous béants dans le sol ouvrent sur le vide ; par chance, une bombe sur le lit familial n’a pas explosé. Ils étaient dix­-sept dans l’appartement au moment de l’attaque, tous ont été blessés. Sur les murs, de larges taches de sang témoignent de la violence du choc. « Hier encore, il y avait une odeur insoutenable », dit en grimaçant Khalil Kanoon, à la tête du syndic. Amine Al-­Rifi a le bras et le dos couverts d’éclats, son fils de 13 ans le bas du visage égratigné. Ils vivent désormais entassés à vingt dans une pièce minuscule, en attendant de retrouver un toit. Les Israéliens « en avaient après un gars, ils ont eu besoin de tuer tout le monde ? », demande ce père de neuf enfants, visage rond et large moustache, vêtu d’une djellaba grise – la plupart de ses vêtements ont brûlé dans l’incendie de son appartement. Il poursuit : « Aujourd’hui, on est comme anesthésiés. On ne rit plus. Regarde ce gosse, il n’a plus le sourire ! » « Toute la famille aurait besoin d’un psy, moi le premier ! J’ai une fille qui est prise de tremblements depuis l’attaque, un autre qui refuse d’aller aux toilettes si quelqu’un n’est pas là pour lui tenir la porte », renchérit son voisin, Zakaria Al­-Ghandour. Tous sont résignés : ils savent que les efforts de reconstruction seront longs et incertains ; des familles qui ont perdu leur toit lors de la guerre de 2008 n’ont toujours pas été indemnisées, selon Khalil Kanoon. Partout, au détour d’une phrase, les Gazaouis expriment aussi leur déception de « ne pas compter » aux yeux des puissances internationales. Les Etats­-Unis ont ainsi défendu fermement, dès le début de l’offensive, le droit d’Israël à se défendre – cette fois­-ci, c’est pourtant l’Etat hébreu qui a lancé les hostilités. « Si on n’a pas le même droit que les autres à être protégés en tant que civils, il faut nous le dire, qu’on sache vers qui se tourner, implore Khalil Kanoon. On est fatigués : chaque année, on a droit à une attaque, une guerre, une crise… On a besoin d’une solution, on a besoin de plusieurs années, cinq ans par exemple, lors desquelles on vit, on peut planifier ! »

Clothilde Mraffko in Le Monde