jeudi 28 mars 2024
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Tinariwen, la cassette oubliée qui révèle un passé musical inattendu

Dans la carrière d’un groupe, certains projets sont parfois tombés dans les oubliettes de l’industrie musicale alors même qu’ils sont susceptibles de renseigner sur l’évolution future des intéressés. Kel Tinariwen en est l’illustration : le premier album professionnel des Touaregs de Tinariwen, célébrés dans le monde entier depuis plus de vingt ans, trouve enfin la place qui lui revient.

C’était un détail presqu’anodin, mais qui rappelait à quel point mémoire et histoire ne se superposent pas : dans les biographies les plus précises et documentées de Tinariwen – une gageure quand on sait la nature peu diserte des Touaregs – , il était parfois mentionné que les ambassadeurs musicaux de la culture tamasheq avaient fait leurs débuts discographique officiels en 1991 à Abidjan, mais impossible d’en trouver trace sur les sites web les plus spécialisés ou de l’identifier avec certitude, à moins probablement d’être déjà initié. Enfin, le mystère est levé !

Trente et un an après son enregistrement, Kel Tinariwen quitte donc le monde confidentiel dans lequel on découvre que cet album n’avait en réalité jamais cessé de circuler. « La cassette est toujours d’actualité, on me la demande souvent », rappelle Keltoum Walet, sa productrice. Sur la pochette, photo d’époque, on la voit allongée devant les trois musiciens. Tout à coup, une interrogation pointe : serait-il possible, dans le contexte actuel, qu’une femme puisse tenir un tel rôle auprès d’un groupe masculin de cette partie du monde ?

Artiste pluridisciplinaire et porte-voix de la culture touareg, Keltoum Walet a pris conscience du rôle naissant de Tinariwen lorsqu’elle est revenue se ressourcer chez elle à Kidal, au nord du Mali, en 1989 pour préparer une exposition en Côte d’Ivoire. Mais les cassettes artisanales qui diffusent leur musique et leurs textes sont presque inaudibles : la guitare électrique écrase la voix, le son est mauvais. « Il fallait deviner, chercher à comprendre ce que l’artiste disait. Même si on n’avait que quelques bribes de mots, c’était important pour nous », explique-t-elle. Parce que « la guitare est un élément fort de la révolution [touarègue, NDR], qui servait à véhiculer des messages », elle imagine en optimiser le potentiel en lui donnant un écrin plus professionnel.

Le voyage vers Abidjan, alors capitale incontournable de la production musicale en Afrique de l’Ouest francophone, a lieu après la rébellion touarègue de 1990. Direction le studio JBZ, référence locale. Pour les trois musiciens qui ont fait le déplacement, cet environnement technologique est une découverte. « Il fallait apprendre à jouer en studio, parce qu’il y a des pistes, chacun doit interpréter sa partition, puis il y a les réglages », se souvient Keltoum. « On n’est pas très expressif, on ne montre pas trop, mais à l’intérieur ça bouillonnait de plaisir ! » poursuit-elle.

Le travail sur place dure près d’un mois. Il faut sélectionner les titres « les plus révolutionnaires » qui ont été choisis « pour ce qu’ils disent ». « Nous faisons des chansons pour sensibiliser, pas pour magnifier. Ce n’est pas du griotisme », tient à préciser la productrice. Quitte à passer par le français, à l’exemple d’À l’histoire, qui ouvre l’album et que Keltoum, son autrice, chante avec Abin Abin, pilier du groupe. « On voulait toucher le monde berbère au-delà de notre monde touareg, car nos destins quelque part sont liés par la culture. Il fallait créer cette osmose », raconte-t-elle.

Dans un blind test, il y a fort à parier que personne n’attribuerait la chanson à Tinariwen, considéré comme l’incarnation de ce rock touareg aussi appelé blues du désert. Avec son côté kitch, sa boite à rythmes et sa mélodie, le titre flirte avec la pop arabe, très loin du style imposé par la suite par le collectif iconique du Sahara.

Kel Tinariwen est une forme d’apprentissage pour ses membres. À l’époque, leur musique ne s’est pas encore affirmée et ceux qui croisent son chemin sans la connaitre tentent parfois de la modeler en fonction de ce qui est alors en vogue. Chez JBZ, les morceaux de Tinariwen sont placés dans les mains de Pierre Houon, technicien maison dont le nom figure sur de nombreux albums (Alpha Blondy, Aicha Koné, Sory Bamba…). Celui qui est aussi le père de DJ Arafat aime entre autres les synthés et intègre les sons de ces claviers modernes aux compositions des Touaregs. « C’était nouveau pour lui, c’était nouveau pour nous. Au lieu de laisser la musique telle qu’elle était, on a été influencé », admet Keltoum.

L’univers de ses protégés se dévoile plus nettement sur Mas Azalene Wi Amoutenene ou AdouniaTarha, qui redonnent de l’espace, du temps. Les éléments clés de leur identité artistique sont là, avec ce jeu de guitare lancinant et ses mélopées aux accents contemplatifs qui ont trouvé une résonnance particulière chez leurs compatriotes. « Dans le désert, il y a des moments très calmes, vous avez l’impression d’être en même temps dans un tout et dans un rien. Et puis un beau matin, vous vous réveillez et vous entendez la vie, les grenouilles, les oiseaux… C’était un peu ça : avec Tinariwen, on s’était réveillé », formule Keltoum Walet. Sa contribution avec Kel Tinariwen a ouvert une voie que de nombreux chanteurs et musiciens nt depuis suivi, pour défendre avec une inaltérable ferveur la cause touarègue.

M. B.