mercredi 23 octobre 2024
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Entretien / Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’homme : « Le génocide, c’est le crime des crimes »

Y a-t-il un « risque de génocide » dans les Territoires palestiniens ? Depuis début novembre, le débat s’est installé autour de l’emploi de ce terme lourd de sens. Des experts de l’ONU ont employé l’expression. Entretien avec Patrick Baudouin, président de l’association Ligue des droits de l’homme (LDH), autour de la notion même de génocide ainsi que des autres outils juridiques mis à la disposition de la justice internationale.

La rapporteuse spéciale sur la situation des droits humains dans les Territoires palestiniens occupés, parmi d’autres experts des Nations unies, a parlé de risque de « génocide » contre le peuple palestinien. Le terme vous semble-t-il approprié ? Quel regard portez-vous sur le débat suscité ?

Patrick Baudouin : En matière de crimes internationaux graves présumés, il faut toujours avoir le souci d’une grande précision dans la qualification. Ces mots ne sont pas neutres, ils ont une portée politique, humaine et historique. Si l’on observe la situation à Gaza, on voit que l’armée israélienne se livre à une opération d’énorme ampleur, avec des moyens militaires considérables, en particulier des bombardements visant de façon très indiscriminée le territoire de Gaza. Là, on rentre dans une qualification d’atteinte à des populations civiles, alors que dans le cas d’un conflit armé ou d’une guerre, les populations civiles doivent être préservées et le simple fait de les viser, même la destruction de biens de nature civile, immeubles ou autres, rentre dans la qualification des crimes de guerre. Il paraît évident qu’au minimum, on est là en présence de crimes de guerre.

Après, il y a un échelon supplémentaire dans la gradation, c’est le crime contre l’humanité. Cela comporte, dans sa composante, à peu près les mêmes actes, et en particulier tous ceux pouvant porter atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des populations civiles, mais avec une notion complémentaire : si l’on prend la définition du statut de la Cour pénale internationale, qui diffère légèrement de la définition française, ce sont des actes commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute une population civile et en connaissance de cette attaque. Là, est-ce le cas ? Il peut y avoir pour l’instant une discussion. On est dans une opération qui ne respecte pas les lois de la guerre, les conventions de Genève, dans la mesure où elle ne frappe pas seulement des objectifs militaires. Et si l’on prend ce que le Hamas a fait les 7 et 8 octobre, ce sont au minimum des crimes de guerre dans le cadre d’un conflit armé, mais je trouve que ça rentrerait plus aisément – c’est présumé, des juges le diront le jour venu – dans la qualification du crime contre l’humanité.

Sur ce qu’il se passe à Gaza, au bout d’à peu près un mois de guerre, on est à mon sens dans une qualification certaine, sous réserve de l’appréciation des juges : ce sont des crimes de guerre. On peut discuter, mais moi je serais plutôt pour cette qualification. On entend donc parler, c’était votre question, de génocide. Là, je serai beaucoup plus circonspect. Le crime de génocide, c’est l’un des actes ci-après commis – meurtre de membres du groupe, atteinte grave à l’intégrité physique, transfert d’enfants, mesure pour entraver les naissances, etc. –, mais dans l’intention de détruire en tout ou partie un groupe ethnique, racial, national ou religieux. L’élément qui pourrait aller dans ce sens, c’est le transfert forcé de la moitié de la population du nord vers le sud de la bande de Gaza. Cela peut s’apparenter à un début de tentative d’épuration ethnique, ça peut relever du crime contre l’humanité. Mais on ne sait pas quelles sont vraiment les intentions de l’armée israélienne, du pouvoir, qui lui-même d’ailleurs ne le sait peut-être pas pour l’instant. Je ne pense pas qu’on puisse dire aujourd’hui que c’est commis dans l’intention que j’évoquais. Le génocide, pour moi, c’est le crime des crimes et on n’y est pas aujourd’hui. Peut-être que ça changera.

Sur le plan du droit international, quels sont les critères pouvant venir aider à qualifier un crime de génocide ? Le mode opératoire importe-t-il ?

J’ai été avocat dans des dossiers rwandais et aussi sur le Cambodge. Même si c’est un peu différent, il y a quand même eu cet aspect génocidaire au Cambodge. Ce qui est, je trouve, une des caractéristiques du génocide, c’est la programmation. Si on prend l’exemple rwandais avec la Radio des Mille Collines, avec les propos qui étaient tenus, c’est en amont que l’on mettait en place en quelque sorte le mécanisme génocidaire. C’était chronique d’un massacre annoncé. C’est un point très caractéristique. Après, sur les moyens utilisés pour parvenir au génocide, ils sont divers et variés dans l’horreur, de la machette au Rwanda aux chambres à gaz en Allemagne nazie. Au Cambodge, les moyens étaient encore différents, on épuisait les gens par le travail.

L’ONU reconnaît très peu de génocides. À la LDH, considérez-vous qu’il faudrait qu’il y en ait plus ?

Non, je pense que le souci, vraiment, de la FIDH puis des autres organisations j’imagine comme Amnesty, et en tout cas des juristes qui opèrent dans ce domaine, c’est la précision. Pour le génocide, ce qui me paraît important, c’est l’intention – et ça vise la programmation, la théorisation – de détruire en tout ou en partie un groupe. À partir de là, tout ne peut pas être génocide. J’entends que certains, avec de très bonnes intentions, parce que c’est vrai qu’on ne peut qu’être révolté en voyant ce qui, quotidiennement, se passe à Gaza, considèrent qu’il faut utiliser le terme maximum, pour essayer d’enrayer, parce que si on est dans la demi-mesure, ça n’impressionne plus, on s’accoutume, on se dit que ce n’est pas si grave. Tandis que si on dit le mot, ça montre que c’est très grave. Je pense que ce n’est pas une raison. Donc les génocides qui ont été reconnus, outre le Rwanda, ce sont ceux de la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, malgré la contestation des Turcs, je pense qu’on ne peut que parler de génocide arménien. Au Cambodge, on a beaucoup discuté parce que c’était à l’intérieur même du pays et entre ressortissants du même pays, mais je trouve, moi, qu’on peut le qualifier de génocide.

Il y a eu discussion parce qu’il s’agissait d’opposants politiques ?

On a dit que c’était entre Cambodgiens. C’était une révolution politique extrême qui consistait à éliminer absolument tous ceux qui n’étaient pas dans le moule de cette révolution, de son objectif, où il fallait vider les têtes et éliminer les corps. Mais pour moi, ça correspond vraiment à la notion de génocide. En remontant plus loin, il y a eu le génocide en Namibie, je pense qu’on peut le dire. Et puis, la qualification de génocide a été retenue dans l’ex-Yougoslavie pour Srebrenica, qui d’ailleurs a été très discutée. La notion n’est pas extensive, sous peine non pas de l’affaiblir, mais de mal la cataloguer. Ça risque d’avoir un effet pervers, contre-productif. Si on qualifie aujourd’hui de génocide les crimes incontestables commis par les militaires israéliens à Gaza, ça vise Israël. Et je trouve qu’on ne peut pas prendre le risque d’une mauvaise qualification à travers le retentissement que cela pourrait avoir pour le peuple juif israélien.

Lorsque l’ONU reconnaît un génocide, que se passe-t-il concrètement ensuite en termes de mécanismes ?

Celui que je connais le mieux, c’est celui qui doit permettre de poursuivre les principaux responsables. En l’espèce, il existe la Cour pénale internationale. Et il se trouve que si l’on raisonne toujours sur le territoire palestinien, elle est compétente pour se prononcer, puisque l’Autorité palestinienne a reconnu sa compétence et ratifié son statut, et que la CPI a déjà ouvert une enquête début 2021 pour tous les crimes qui ont pu être commis en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est depuis 2014. Donc ça englobe une compétence totale, et tout autant pour les crimes commis en Israël par le Hamas, puisque ce sont des ressortissants palestiniens qui ont commis ces crimes et que, dès lors que l’Autorité palestinienne a ratifié le statut, la Cour est compétente pour les poursuivre. Après, au-delà de cela, l’ONU reste dans des qualifications, si elles sont retenues, qui peuvent conduire à des mesures multiples de rétorsion vis-à-vis des gouvernants. Mais je pense que l’aspect principal, au niveau qui est le mien, c’est de lutter absolument contre l’impunité de ce type de crime, ce qui a été quand même le début de la justice internationale, son début réel, avec les tribunaux de Nuremberg et Tokyo.

Dans votre propos, on sent poindre l’inquiétude face au contexte pour l’intégralité du cadre multilatéral, dont la justice est une composante majeure…

Oui, bien sûr. Outre le caractère dramatique sur le plan humain, monstrueux, barbare, qui est ce qui nous terrasse et parfois nous ramène plus à l’émotion qu’à la réaction, on voit aujourd’hui des positionnements rompant complètement le multilatéralisme, et notamment ce qui est ressenti comme une sélectivité à deux poids, deux mesures. Pour schématiser, on a vu, après les attaques du Hamas, dans l’ensemble, l’Occident soutenir de manière inconditionnelle la riposte israélienne. Qu’Israël ait le droit de se défendre, moi je préfère dire le droit à la légitime défense, mais oui. En revanche, ça ne confère pas le droit de se comporter comme c’est le cas actuellement, avec une violation totale au minimum des lois de la guerre et avec des atteintes aux populations civiles qui, quelque part, comme par effet de miroir, renvoient à ce dont s’indignent à juste titre l’Occident et Israël, la population israélienne, c’est-à-dire des enfants massacrés, des femmes, des vieillards, des otages. Et là, aujourd’hui en Palestine, à Gaza, ce sont les mêmes catégories qui sont victimes.

Outre le blocus qui prive d’alimentation, de médicaments, d’eau, d’électricité, l’impossibilité de soigner, ça reste du ressort de crimes de toute façon internationaux les plus graves. Or, il y a des prises de position qui jettent le trouble et qui font qu’on assiste à une accentuation de ce qu’on appelle, faute de mieux, la coupure entre les pays du Sud et ceux non pas du Nord, mais les pays occidentaux, qui déjà pointait au moment de la guerre en Ukraine. Beaucoup ont alors dit : « Quand il s’agit d’un pays européen, il y a eu des levées de boucliers, de l’aide apportée au peuple opprimé pour combattre l’oppresseur. Alors que vous vous désintéressez de ce qui peut se passer dans d’autres endroits », et en particulier, on nous le disait bien avant le 7 octobre, « vous vous désintéressez largement du sort réservé au peuple palestinien », à travers tout ce qui a précédé. Chacun sait ce qui a précédé en matière de violations du droit et d’absence totale de respect du droit international par Israël, que ce soit dans les territoires colonisés, ceux occupés, ou à l’intérieur même de l’État d’Israël, surtout depuis le dernier gouvernement Netanyahu et la loi de juillet 2018 sur l’État-nation du peuple juif qui a créé en réalité deux catégories de citoyens avec un statut de sous-citoyens pour les populations arabes.

Vous avez pointé l’une des limites souvent exprimée, celle de l’équité de la justice internationale, accusée de faire dans le deux poids, deux mesures. Le vainqueur écrit l’histoire, la Turquie ne reconnait toujours pas le génocide arménien et il a fallu attendre une nouvelle ère au Cambodge, pour revenir sur le passé. Comment peut-on faire en sorte que ces limites ne découragent pas l’ambition du droit à la reconnaissance d’un génocide ? Y a-t-il des évolutions souhaitables du cadre existant selon vous ?

Oui, bien sûr, il y en a. Je pense que la première évolution souhaitable, on en connaît toute la difficulté, c’est la possibilité de saisir de manière effective et efficiente une justice. Je pense que c’est essentiel. Si vous prenez le Cambodge, outre le changement de régime, ça a été bien difficile, même après, parce que beaucoup des gouverneurs actuels n’ont pas les mains tout à fait blanches par rapport à la période rouge. Mais il a fallu le changement politique et il a fallu qu’il y ait, même imparfaite, une justice qui est passée. Même si peu ont été poursuivis, en termes d’éducation de la population, en termes de mémoire due aux victimes, je crois que c’est un point tout à fait essentiel. Donc il faut donner les moyens à la Cour pénale internationale, puisque c’est la juridiction actuellement existante, d’investiguer. Ça suppose de ratifier, ce qu’a fait l’Autorité palestinienne. Éventuellement, la Cour pénale internationale peut aussi être saisie par le Conseil de sécurité, ce qui, évidemment, suppose qu’aucun des cinq États disposant du droit de veto ne l’utilise. On n’en est pas là.

L’autre point, alors qu’aujourd’hui, on se désespère un peu de l’impuissance de l’ONU, c’est que je crois qu’il faut avoir un regard un peu différent et se dire qu’il faut continuer d’avoir une relative confiance. Malgré toutes ces faiblesses, ces insuffisances, ces impuissances à cette institution, il y a quand même des positions fortes qui ont été prises par Antonio Guterres, l’actuel secrétaire général. Certes, on a l’impression qu’il prêche pour l’instant beaucoup dans le vide, mais peut-être pas totalement. Il y a l’Assemblée générale, qui n’a pas de pouvoir décisionnel considérable, mais qui tout de même élève la voix, la porte, et puis il y a le Conseil de sécurité qui, sous des pressions multiples, peut tout de même mettre en œuvre des processus de paix passant par la reconnaissance des responsabilités, intégrer les notions que l’on discute dans les décisions qui seront prises. Il y a quand même beaucoup d’endroits où il a été décidé d’envoyer des forces d’interposition, de provoquer des conférences internationales, de commencer à mettre autour d’une table pas forcément les protagonistes eux-mêmes, parce qu’on voit qu’aujourd’hui, entre le Hamas et Netanyahu, il n’y a pas de possibilité réelle, mais d’essayer de trouver des solutions de substitution.

Autrement dit, ce que je veux dire par là, c’est qu’on peut quand même continuer de dire qu’il faut avoir recours à ce que, faute de mieux, on appelle la communauté internationale, et derrière la communauté internationale, aux États qui la composent. Et dans chaque circonstance, dans chaque cas particulier, il y a des États qui sont en mesure d’intervenir dans le cadre international et dans le cadre de cette communauté. Donc, si on prend toujours, puisque c’est d’actualité, Israël/Palestine, il est évident que les États-Unis détiennent beaucoup des clés, mais aussi l’UE ou le Conseil de l’Europe, qui ont fait preuve de beaucoup de carences, de laxisme, d’abandon sur la situation, pensant qu’après tout, il y avait un statu quo et que c’était parfaitement illusoire, car on savait très bien que le statu quo ne pouvait pas perdurer, que le feu couvait de manière de plus en plus pressante et que l’incendie allait venir. Mais peut-être qu’il y a une prise de conscience à cette occasion qui pourrait en résulter pour faire avancer les mécanismes justement, aussi bien dans les qualifications et les poursuites pour les crimes internationaux les plus graves que pour les processus de paix et de pacification.

On se souvient de la polémique qui avait eu lieu en France à l’occasion de la loi sur le génocide arménien. Est-ce que vous pensez qu’il est bon qu’un État légifère au sujet d’un génocide survenu ailleurs que sur son territoire ?

La réponse sera nuancée. Dans certains pays qui n’ont pas de liens, est-ce profondément nécessaire ? Est-ce qu’il ne suffit pas d’accepter une loi internationale ? Mais quand ce n’est pas le cas, parce que il y a des contestations qui ne permettent pas d’avoir cette reconnaissance internationale unanime, et quand, comme en France, il y a une communauté arménienne importante, de même qu’il y a une communauté juive ou une communauté, je n’aime pas trop le terme, arabo-musulmane, etc., je pense qu’il est bon que l’État et en l’espèce le Parlement, puissent adopter une loi. C’était d’autant plus, me semble-t-il, nécessaire si l’on reste sur l’Arménie, qu’il y avait justement des contestations, avec quand même un aspect, on va dire, négationniste, ou de suivisme par intérêt politique ou par affinité politique ou par tout simplement realpolitik avec l’État turc, qui refuse obstinément de reconnaître ce génocide. La multiplicité des pressions, de décisions qui peuvent être prises à l’échelle des États ou à l’échelle d’entités régionales comme l’UE, l’UA, ou d’autres en Asie, en Amérique, ou au sein d’organismes internationaux les plus variés, est utile.

Au-delà de sa pertinence, diriez-vous, dans ce contexte précis, que la qualification de génocide est prématurée ? Faut-il du temps pour parler d’un génocide au risque justement de ne pas alerter à temps ?

Si c’est pertinent, alors il ne faut pas taire le mot. Si l’analyse d’une situation aujourd’hui nous montre qu’on est en réalité dans le génocide ou qu’il est programmé inéluctablement, je pense qu’il faut tout de suite le dire et ne pas attendre. En revanche, je maintiens qu’il ne faut alerter que s’il y a pertinence à l’utiliser, c’est-à-dire si les éléments sont suffisamment réunis. Justice et paix : le temps de la justice et le temps de la paix. Faut-il laisser un peu de côté la justice dans un premier temps pour parvenir à la paix ? Ou faut-il au contraire, dès le départ, mettre sur la table la justice pour pousser à la paix ? Je serais plutôt sur cette seconde option, mais il faut tenir compte de tous les cas. Aussi, je pense qu’il faut être un petit peu pragmatique tout en conservant les deux objectifs, la paix et la justice. Pour revenir au génocide, je pense encore une fois à la situation israélienne. Je crois que d’affirmer aujourd’hui la notion de génocide ne facilitera ni la coopération nécessaire pour la recherche de la justice, ni l’avancée en matière de paix.

I. G. in RFI