mardi 22 octobre 2024
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Hommage / Jacqueline Sorel, disparition d’une militante de la mémoire

Jacqueline Sorel vient de disparaître, le 29 mai 2024. Avec discrétion, et c’est tout elle. Sauf à la connaître, on ne se doutera pas à quel point la carrière de Jacqueline Sorel, née le 5 août 1927, a été dédiée à l’Afrique. Et aussi à la naissance de ce qui allait devenir, en 1975, Radio France Internationale.

Jeune étudiante en lettres modernes et en droit, elle est recrutée dans les années 1950 comme secrétaire littéraire par Pierre Schaeffer : l’écrivain, père de la musique concrète et de la musique électroacoustique, était aussi un homme de radio. C’est lui qui crée en 1955 la Sorafom (Société de radiodiffusion de la France d’outre-mer), chargée d’assister les pays africains en voie d’indépendance pour le lancement de leur propre radio. Jacqueline est embarquée dans cette aventure qui a eu une déclinaison importante : la Sorafom, société de production de programmes radios, continue après 1960 à enregistrer des émissions destinées aux radios africaines et change de nom : c’est désormais l’OCORA (Office de coopération radiophonique).

Dans ce cadre est née l’émission à laquelle Jacqueline a attaché son nom : Mémoire d’un continent, apparue en 1969-70. Jacqueline Sorel est alors attachée de production et s’occupe à l’OCORA des programmes culturels, littéraires et historiques. D’abord annexée, comme simple commentaire historique, à la production de grandes dramatiques sur l’histoire africaine, la production de savoir historique s’autonomise, au moment où est recruté un animateur : Ibrahima Baba Kaké, professeur d’histoire d’origine guinéenne. On est en 1970, et l’objectif est ainsi énoncé par Jacqueline Sorel : « Il m’est tout de suite apparu que les Africains devaient reprendre en main leur Histoire. » Objectif d’autant plus évident que l’émission est enregistrée puis envoyée aux radios africaines, lesquelles contribuent, suggèrent des sujets. Mémoire d’un Continent est lancée, propose des portraits de grandes personnalités africaines, convie à son micro les historiens africains de passage en France… « Je jouais alors le rôle d’hôtesse d’accueil ! », sourit la chargée de production.

La coopération avec les radios africaines ne se limite pas à l’envoi des deux émissions vedettes de l’époque : l’Anthologie des maîtres du mystère ; et Mémoire d’un Continent. Des documents sonores et écrits sont également transmis aux partenaires radios pour leur fournir du matériel propice à leurs propres productions. Parmi ces éléments, Jacqueline Sorel est restée très attachée à deux séries :  les Lieux et peuples d’Afrique donnaient des éléments d’information géographique ou historique, L’Agendafrique permettait de produire de petites chroniques quotidiennes sur des événements passés. Les autres activités de coopération comprenaient des disques réalisés sur les auteurs africains, sur les grandes épopées rapportées par la tradition orale, des concours organisés sur le théâtre, la musique, ou encore l’écriture de nouvelles.

Revenons à Mémoire d’un Continent : son succès était tel que le dimanche, sur les campus comme celui d’Abidjan dans les années 1970, « les chambres d’étudiants retentissaient le dimanche soir du générique » bien connu, se souvient-elle. À partir de 1979, l’émission est diffusée dans les avions d’Air Afrique et, en échange, les producteurs de l’émission reçoivent des billets qui leur permettent de se rendre souvent en Afrique, en renforçant le lien avec les universitaires.  Ibrahima Baba Kaké avait atteint une notoriété considérable ; à un moment, on reprocha à Mémoire d’être trop centré sur l’Afrique de l’Ouest, et un autre animateur fut appelé à la rescousse : l’historien congolais Elikia M’Bokolo. C’est lui qui allait remplacer Ibrahima Baba Kaké après son décès, survenu en 1994, donnant une tournure plus universitaire à l’émission ; Baba Kaké était soucieux, lui, de vulgarisation la plus large possible. Mémoire est resté un label de haute tenue, et sans aucun doute la principale référence quant à l’histoire de l’Afrique à la radio.

Jacqueline Sorel se souvient de l’arrivée à RFI d’Elikia M’Bokolo : « Comme M’Bokolo était très intéressant, nous lui avons commandé, par ailleurs, une série hebdomadaire de quinze minutes sur « Les Grands Moments du tiers-monde ». Il a été extraordinaire ! Il arrivait seul au micro et, comme il m’avait demandé de lui servir d’interlocuteur, je me plaçais derrière la vitre pour l’écouter. Au démarrage de l’enregistrement, il mettait son chronomètre en marche, racontait un épisode de thème du jour sans jamais qu’il y ait une reprise – il faut dire qu’il était professeur – et, lorsqu’il voyait qu’il ne lui restait que trois minutes, hop ! il amorçait la fin. Du grand art ! Il avait un don extraordinaire pour la parole et la radio, même s’il a eu la gentillesse de reconnaître que c’est moi-même qui l’ai initié à la radio. En fait, il m’épatait ! [1] ».

En 1995, Jacqueline Sorel prend sa retraite de RFI. C’est pour elle l’opportunité de se lancer dans des travaux d’écriture qui la passionnent. Dès 1995, c’est la publication de sa grande biographie sur Léopold Sédar Senghor[2]. Puis, elle s’intéresse aux femmes trop négligées de l’histoire africaine :  Femmes de l’ombre et grandes Royales dans la mémoire du continent africain (publiée avec Simone Pierron Gomis, éd. Présence africaine, 2004). En 2015, elle écrit sur Boufflers, un gentilhomme sous les tropiques, ce chevalier nommé au XVIIIe siècle gouverneur à Saint-Louis du Sénégal et dont la mémoire est toujours vivace dans le pays (éd. L’Harmattan).

Petite et d’apparence frêle, visage émacié avec son casque de cheveux blancs quand je l’ai connue, Jacqueline était d’une énergie assez prodigieuse, doublée d’une bonne humeur communicative. S’exprimant d’une petite voix pleine d’allégresse, son humour était vif et s’exerçait pour parfois lancer des flèches sur les drôles de personnages de pouvoir qu’elle avait été amenée souvent à croiser.

Ce continent, dont elle-même ne savait rien au début des années 1970, est devenu au fil des décennies l’objet d’un immense attachement, et elle n’a eu de cesse de servir, à la place toujours modeste qu’elle s’attribuait, l’histoire et, disons-le, la fierté des Africains. Certains d’entre eux étaient devenus des amis proches : l’écrivain congolais Tchicaya U Tam Si ; ou, au Sénégal, Annette Mbaye d’Erneville, à qui la liait une profonde complicité.

On ne sera pas étonné d’apprendre que, jusqu’au dernier moment, elle aura travaillé à entretenir et faire rayonner l’histoire intellectuelle de l’Afrique. Parmi ses amis, son travail de transcription à l’écrit des archives radiophoniques, a forcé l’admiration : ainsi a-t-elle laissé d’imposants volumes transcrits des Grands Témoins de l’histoire ; et des Grandes voix de l’écriture. Les tapuscrits, transmis à un éditeur, sont restés inédits à ce jour, mais il faut voir de quoi il s’agit : dans les années 70, RFI avait gravé plusieurs disques vinyl de ces Voix de l’écriture qui proposaient des interviews d’écrivains par d’autres écrivains. Toute une époque y défile : Senghor, Léon Gontran Damas, Aimé Césaire, Birago Diop, Cheikh Hamidou Kane, Ferdinand Oyono, Tchicaya U Tam Si… Et les intervieweurs s’appelaient : Edouard Maunick, Daniel Maximin, Maryse Condé !

Jacqueline, volontairement effacée, mais consciente de l’importance de ses travaux pour l’Afrique, incarne une époque et une foi dans ce continent.

La « Normandité » et les Mille soleils

Témoignage de Bernard Schoeffer qui a été à la tête du service de coopération de RFI, après un parcours émérite de journaliste. Il avait noué une relation de grande amitié avec sa collaboratrice.

Une grande Dame nous a quittés. Toute sa vie professionnelle, Jacqueline Sorel l’a consacrée à l’Afrique, à faire connaître aux auditeurs africains leur histoire et leurs grands écrivains, notamment à travers « Mémoire d’un Continent ». Dans ce magazine se retrouvent depuis 5o ans les historiens d’Afrique et d’ailleurs, ainsi que les grands acteurs politiques, chefs d’Etat ou autres.

Sous sa houlette, plusieurs dizaines de disques et de coffrets sonores ont été consacrés aux grands écrivains d’Afrique et du monde noir. Un magazine « Mille Soleils », chaque semaine, rendait aussi compte de l’actualité culturelle et artistique africaine. Sans oublier ses livres, consacrés à des héros présents ou passés comme Senghor ou le chevalier de Boufflers.

Il y a quelques mois, Jacqueline Sorel rédigeait encore ses Mémoires qu’elle avait intitulées : « Micro ondes africaines » : « J’ai toujours dans ma bibliothèque, le petit livre de poche dédicacé par Senghor en fin d’émission : « A Mme Jacqueline Sorel en hommage respectueux à sa Normandité – 9 octobre 1986 ».

Une grande professionnelle nous a quittés. Mais ses écrits et ses productions sonores continuent à vivre et à nous faire découvrir des univers et des réalités inconnus.

Jacqueline Sorel, on ne vous oubliera pas.

Bernard Schoeffer – 31 mai 2024 

[1] J. S. citée dans le mémoire de master de Jonathan Landau, Le passé de l’Afrique à la radio, Mémoire d’un continent, 2013

[2] Léopold Sédar Senghor, l’émotion et la raison, éd. Sépia, 1995

T. P.