jeudi 3 octobre 2024
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Sabra et Chatila : 40 ans après, retour sur un massacre impuni

Pendant quarante heures, entre le 16 et le 18 septembre 1982, des centaines de civils palestiniens, en majorité des femmes et des enfants, sont massacrés dans les camps de Sabra et de Chatila. Quarante ans après, on en sait un peu plus sur ce carnage pour lequel personne n’a jamais été condamné. 

Le 17 septembre 1982 au matin, une clameur inquiétante se propage dans les quartiers entourant les camps palestiniens de Sabra et de Chatila, au sud de Beyrouth.

Des femmes, des enfants et des personnes âgées affluent dans un grand désordre dans ces régions peuplées à majorité de Libanais. Le regard hagard, la voix tremblante d’émotion, ils jurent qu’un carnage se déroule dans ces camps laissés à eux-mêmes après l’évacuation des derniers combattants de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) par voie de mer le 25 août, et le retrait, le 11 septembre, de la force multinationale, composée d’Américains, de Français et d’Italiens.

Les habitants des quartiers où sont accueillis les Palestiniens ont du mal à croire les récits effrayants racontés par des civils encore sous le choc. Quelques heures plus tard, l’épouvantable vérité éclate au grand jour, étayée par les témoignages de survivants.

Dans l’après-midi, tandis que la tuerie se poursuit dans certains secteurs, les premiers journalistes, dont des Européens, pénètrent à Chatila. Les scènes qu’ils immortalisent dans leurs photographies ou leurs écrits sont insoutenables. Les rues sont jonchées de cadavres d’enfants, de femmes et d’hommes. Certains ont les poings et les chevilles liés, d’autres, surpris dans leur sommeil, sont en sous-vêtements ou en pyjama.

Des corps mutilés à l’arme blanche

Beaucoup de corps portent des traces de mutilations et de torture. Ici, une femme enceinte éventrée. Là, un nourrisson coupé en deux, plus loin, un homme la tête tranchée. Les tueurs ont déployé une cruauté innommable, massacrant à l’arme blanche tout ce qui bougeait, n’épargnant rien ni personne, pas même les chevaux.

« Les doigts des deux mains étaient en éventail et les dix doigts étaient coupés comme avec une cisaille de jardinier […] Les bouts des doigts, les phalangettes, avec l’ongle, étaient dans la poussière », écrira Jean Genet dans un récit poignant intitulé Quatre heures à Chatila, publié en janvier 1983. L’écrivain et poète français avait été l’un des premiers Européens à se rendre dans le camp sinistré, le 19 septembre, alors que les corps boursouflés en décomposition gisaient encore dans les rues d’où se dégageait une insupportable puanteur.

La force des images provoque la stupeur dans le monde entier. L’armée israélienne, qui venait juste d’envahir la partie ouest de Beyrouth, au lendemain de l’assassinat du président élu libanais Bachir Gemayel, le 14 septembre, est pointée du doigt. Les médias israéliens accusent, pour leur part, les milices de la droite chrétienne (Forces libanaises, parti des phalanges-Kataëb et milices du commandant dissident de l’armée libanaise Saad Haddad), d’avoir perpétré le carnage pour venger la mort de Bachir Gemayel.

À ce jour, aucun bilan définitif n’a été publié. Les chiffres varient de 460 morts, fournis par la justice libanaise, à 3 500 victimes, avancés par le journaliste et écrivain israélien Amnon Kapeliouk, auteur de Sabra et Chatila, Enquête sur un massacre (Le Seuil). L’armée israélienne parle de 800 morts.

Une célèbre historienne palestinienne, Bayan Nouyawhed al-Hout, a publié les noms de 1400 victimes, identifiées grâce à des témoignages de survivants et de proches.

Des centaines d’hommes disparus

Mais c’est sans compter les centaines de disparus, essentiellement des hommes, systématiquement séparés de leurs familles et embarqués à bord de véhicules militaires sans jamais réapparaître.

L’énormité du crime provoque une grande émotion de par le monde. Soumis à de fortes pressions, le gouvernement israélien finit par former, le 28 septembre, une « commission d’enquête sur les événements dans les camps de réfugiés de Beyrouth », dirigée par le président de la Cour suprême israélienne, Yitzhak Kahane.

Après des mois d’investigation, la commission publie, en 1983, le rapport Kahane qui conclut à la responsabilité directe des milices chrétiennes, et à la responsabilité indirecte d’Israël. Les enquêteurs estiment qu’Ariel Sharon, ministre de la Défense à l’époque, n’avait pas pris « des mesures appropriées » susceptibles d’éviter le massacre. Il est invité à remettre sa démission, ce qu’il fera en février 1983, pour être nommé ministre sans portefeuille quelques jours plus tard.

Le Premier ministre Menahem Begin et Yitzhak Shamir, ministre des Affaires étrangères, sont blâmés pour avoir agi avec « indifférence » ou « légèreté ». Aucune sanction n’est recommandée contre Rafael Eytan, chef d’état-major de l’armée. Le général Yehoshua Saguy, chef des renseignements militaires, doit être limogé, ainsi que le directeur du Mossad, tandis que le général Yaron, commandant du secteur de Beyrouth, doit être exclu de tout poste de commandement pendant trois ans. L’enquête libanaise, diligentée sous le mandat du président Amine Gemayel, lui-même issu du parti Kataëb, n’aboutira jamais.

Au fil des ans, de nouvelles révélations faites par des chercheurs et des journalistes permettent de mieux comprendre le rôle de chaque acteur dans ce massacre.

En 2012, le chercheur américain à l’University College de Londres, Seth Anziska, a accès en Israël à des annexes secrètes déclassifiées du rapport Kahane. Dans un article écrit pour le New York Times (NYT), il souligne que les responsables américains étaient au courant de ce qui se passait dans les camps et n’avaient pas réagi pour faire cesser le massacre.

Le chercheur écrit qu’à la suite d’une réunion, le 17 septembre 1982, entre le diplomate américain Morris Draper et l’ambassadeur à Tel-Aviv Sam Lewis, d’une part, Ariel Sharon, Rafael Eytan et Yehoshua Saguy de l’autre, « les Israéliens obtiennent des Américains le maintien des miliciens phalangistes dans les camps pour encore 48 heures ».

Un massacre planifié de longue date

En juin dernier, Ronen Bergman, un journaliste d’investigation israélien, publie dans le Yediot Aharonot un rapport qui fait la lumière sur le rôle d’Israël dans le carnage.

M. Bergman évoque une réunion secrète, le 19 septembre 1982, entre, d’un côté, des dirigeants libanais chrétiens et, de l’autre, Raphaël Eytan et d’autres responsables militaires israéliens. L’objet de la rencontre, « établir une version unifiée des faits pour la présenter à l’international », alors que les condamnations du massacre commençaient à prendre de l’ampleur. « Raphaël Eytan ne se souciait pas du volet moral, mais du possible retrait des forces israéliennes de Beyrouth sous la pression», soutient Ronen Bergman.

Le rapport laisse penser que le massacre avait été planifié des semaines avant l’assassinat de Bachir Gemayel. Le chercheur rapporte que lors d’une réunion le 11 juillet 1982, Ariel Sharon aurait exprimé des propos selon lesquels il fallait « anéantir la partie sud de Beyrouth », ce qui contredit la version officielle selon laquelle l’ex-ministre de la Défense israélienne n’avait jamais suggéré « aucune attaque » contre la capitale libanaise.

Malgré toutes ces révélations et bien que 40 ans se soient écoulés, jamais personne n’a été condamné pour ce massacre. La loi d’amnistie promulguée au Liban en 1991 interdit les poursuites pour les crimes commis pendant la guerre civile.

Paul Khalifeh in RFI